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Tous les dix jours, une pharmacie disparaît !

Entre les petits pharmaciens qui souffrent et les chaînes qui se renforcent, le secteur présente des visages très différents. Nous avons interrogé les acteurs de cette guerre commerciale.

Temps de lecture: 12 min

Derrière la croix verte qui illumine nos villes, le secteur de la pharmacie change peu à peu de visage en Belgique. Il subit la concurrence de géants de la parapharmacie. Il voit les chaînes et coopératives se renforcer et investir, Lloydspharma, Servais, Familia (mutualités chrétiennes), Multipharma, émanation des mutualités socialistes, bête noire des indépendants avec ses 250 adresses. Il enregistre aussi les doléances des petits pharmaciens de quartier de plus en plus à la peine. Des pharmacies, la Belgique n’en manque pas : on en compte près de 5.000 (lire notre article sur les données de l’Association pharmaceutique belge, APB). Avec une officine pour 2.300 habitants, la Belgique est l’un des pays les mieux servis d’Europe, une densité remarquable. Des pharmacies, on a parfois l’impression d’en voir fleurir à tous les coins de rue. Impression vérifiée dans les grandes villes et au centre, mais beaucoup moins ailleurs. Un moratoire existe jusqu’en 2019 pour en limiter le nombre, qui complète la loi dite "de répartition" de 1974. La e-pharmacie progresse aussi. Elle est passée de 1,2 % du marché en 2014 à 3 % en 2017. Et son champion, Newpharma, se targue d’assurer 2.500 livraisons par jour. Cette société se classe 31e dans l’e-commerce belge. Sur un autre front, la parapharmacie constitue un enjeu de taille. Elle entre pour une bonne part dans le chiffre d’affaires d’une officine. L’irruption de Medi-Market, avec ses 15 points de vente disséminés dans tout le pays, ne laisse pas d’inquiéter. Ce "grand bazar" taille des croupières aux petits pharmaciens. Le monde de la pharmacie est secoué. Et cette guerre des prix se joue à coups de cartes de fidélité, de ristournes, de points bonus.

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« Le public est devenu infidèle »

Elle s’appelle Mathilde, est diplômée en pharmacie de l’UCL et travaille depuis deux ans dans une grosse pharmacie du Brabant wallon employant neuf personnes. Alors que son patron, en place depuis 30 ans, ne cache pas son pessimisme, elle dresse une analyse circonstanciée. « C’est vrai que beaucoup de petites pharmacies tombent en faillite et que les marges baissent. Le public compare les prix, surtout à Bruxelles où il fait très attention. Les gens vont au moins cher mais on a tout de même encore besoin du pharmacien pour des conseils avisés, et pas seulement pour vendre des crèmes. Il se crée un lien de confiance entre nos clients et nous. On peut les guider. On se doit aujourd’hui d’être proactif. » Mathilde ne nie pas la concurrence féroce des chaînes spécialisées en parapharmacie « qu’on trouve aussi en grandes surfaces ». « Elles font des sacrifices sur leurs marges et sur certains produits d’appel. On ne peut pas suivre et cela nous cause du tort. Le public est devenu infidèle. Il va au plus offrant. » Mathilde se familiarise avec les prescriptions électroniques, qui représentent déjà 20 % du total et qui tendent à se généraliser. Elle remplit son rôle de pharmacienne de référence pour des personnes ayant besoin d’aide pour leur prise de médicaments quotidienne, dont elle connaît le dossier et le bilan de santé. À peine sortie, elle suit des formations « pour rester à niveau ».

Medi-Market, le supermarché des produits parapharmaceutiques : un concept que les pharmaciens ont de bonnes raisons de craindre…
Medi-Market, le supermarché des produits parapharmaceutiques : un concept que les pharmaciens ont de bonnes raisons de craindre…

“C’est vrai que beaucoup de petites pharmacies tombent en faillite et que les marges baissent. Le public compare les prix, surtout à Bruxelles.”

Elles sont imposées mais rarement vérifiées par la Société scientifique des pharmaciens francophones (SSPF). Elle estime à 15 % les préparations magistrales encore fournies ici. Elle connaît des amies pharmaciennes qui ont été confrontées à un braquage, la peur au ventre. Elle travaille 38 heures par semaine, « un peu au-dessus du barème ». Dans son officine, les comptoirs de dermocosmétique tiennent tout de même encore une bonne place, preuve d’un certain rendement. Un rayon bandagiste a été rajouté qui contribue aux bénéfices. Mais quand on tente une approche de son patron, il tend les deux pouces vers le bas, avec un soupir qui en dit long. « Heureusement, les médecins reconnaissent notre rôle, conclut Mathilde. On maîtrise mieux les interactions et on rend service. » Au fond, son métier se recentre sur ses fondamentaux car la pharmacie n’est pas un simple magasin où l’on achète du Dafalgan. Une pharmacie doit avoir une trésorerie, pour disposer de médicaments chers pour des traitements qui le sont aussi et qui seront seulement remboursés trois mois plus tard par les mutuelles. Seuls les plus solides résistent.

« Nous sommes un poste avancé, avant le médecin ou l’hôpital »

Pascale tient une pharmacie de quartier depuis 33 ans à Bruxelles. Elle songe à remettre son affaire mais sait que ce ne sera pas chose facile. La valeur des officines baisse, estime l’APB. Elle ouvre 50 heures par semaine avec l’aide de deux personnes à temps partiel, plus les gardes régulières où elle doit loger sur place, l’équivalent de deux semaines pleines par an. Elle a subi trois braquages, heureusement sans conséquences, « classés sans suite ». La menace l’a rendue prudente. Elle a vu son métier évoluer et pas toujours dans le bon sens. « J’aime beaucoup mon métier mais on nous empêche de le faire bien vu le nombre de contraintes imposées. On a de moins en moins de liberté. La marge globale baisse, comme la rentabilité. En fait, le métier change : les petites pharmacies ferment ou revendent leur numéro qui est transféré dans un nouveau quartier. D’autres fusionnent quand c’est possible. »

Pour subsister, elle a rejoint une centrale d’achat, "Dynaphar", pour obtenir de meilleures conditions quand on passe commande en groupe. Elle a dû gérer l’arrivée massive des génériques, la paperasse en hausse, le choc de la parapharmacie « qui cherche simplement à remplir le caddie ». Elle pointe surtout l’évolution du regard social : « Durant les gardes, certains nous prennent pour un night-shop. On ne sait plus très bien si on est dans le soin ou la vente. Mais moi, je ne me considère pas comme une commerçante. Quand quelqu’un entre et se plaint d’un problème, si c’est bénin, je lui demande ce qu’il a déjà comme médicaments à la maison et il arrive régulièrement qu’il reparte sans avoir rien acheté. C’est mon rôle. D’autres viennent juste se renseigner et pfuuiiit ils filent au supermarché chercher du lait pour bébés. Je les accueille comme il faut. » À ses yeux, être pharmacien s’apparente d’abord à un service non dénué d’humanité. « Nous sommes un poste avancé avant le médecin ou l’hôpital. Parfois on soigne. Pour beaucoup de personnes âgées, nous sommes un de leurs rares liens sociaux. Si on disparaît, ce sera l’assistante familiale ou les proches qui leur procureront leurs médicaments. » Cet apport-là n’est pas monnayable mais il est hautement utile. Pascale continue ses recyclages à raison de 20 crédits par an, qu’elle paye de sa poche. Elle veut croire en l’avenir mais elle avertit les éventuels candidats : « Pour ma génération, le but était de reprendre une officine et de la faire marcher. Les jeunes d’aujourd’hui rechignent un peu à faire autant d’heures. Or, un jeune pharmacien doit bosser et ne pas compter ses heures les premières années, sinon… »

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Une pharmacie doit avoir une trésorerie, pour disposer de médicaments chers pour des traitements qui le sont aussi et qui seront seulement remboursés trois mois plus tard.

« Bienvenue dans la pharmacie new-look »

Ils ont remis leur ancienne pharmacie pour s’installer dans la galerie commerciale du nouveau groupe hospitalier Chirec, à Bruxelles. Cathy et Jean-François, la cinquantaine, sont pharmaciens depuis 25 ans. Ils travaillent en couple. On entre dans le nouvel hôpital et on tombe sur eux à main gauche. Dynamique et accueillante, Cathy ne désespère pas de son métier, bien au contraire. On la sent enthousiaste dans ses 180 m2 (trois fois plus qu’avant). Ici, « les patrons sont derrière le comptoir », en plus de deux employées. Une nouvelle vie dans un environnement new-look. Un robot assure l’approvisionnement, plus besoin de perdre son temps dans les rayonnages à l’arrière. On a pensé les lieux autrement : des arrondis flattent l’œil avec leur intitulé "Mum", "Baby", "Pleasure"… Un "coin Panda" est prévu pour les petits. Un olivier trône au milieu. « On voulait un décor chaud, cosy, avec des banquettes et un coin confidentiel », précise Cathy. Un coup d’œil sur son PC et les chiffres sortent : 3.500 références, 1.350 articles en parapharmacie, il y a en a pour 70.000 euros, 10.000 boîtes en stock. « Il faut être au taquet, rajoute-t-elle. Des médecins viennent, des infirmières et des gens comme vous et moi. Ce n’est plus aussi facile. On doit se montrer performant, être "over bon" conseiller. Nous sommes aussi aux portes d’une grande maternité et ça, c’est merveilleux ! » Elle ne regrette pas sa précédente officine « remise à quelqu’un qui en a déjà 37 ». La remise se calculait au chiffre d’affaires. Mais on dépasse souvent le million d’euros. Ici, on développe également « l’aroma, la phyto, la nutri », des secteurs en expansion. Samedi dernier, on inaugurait officiellement le Chirec. Quelque 2.000 personnes travaillent en son sein, plus les visiteurs. La pharmacie les attend. Pour Cathy et Jean-François, adieu la routine, une nouvelle aventure démarre.

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750 officines risquent de fermer d’ici dix ans : 130 à Bruxelles, 230 en Flandre et 390 en Wallonie

La Belgique est le deuxième pays européen (après l’Espagne) qui possède le plus de pharmacies, soit 44 pour 100.000 habitants (à titre de comparaison, en France, on en compte 30 et aux Pays-Bas, 12 !). On a, il est vrai, souvent l’impression, en circulant en ville, de découvrir une officine à chaque coin de rue. En revanche, à la campagne, il faut parfois parcourir des kilomètres avant d’en trouver une. Une chose est sûre : on assiste un peu partout à des fermetures de petites officines indépendantes, étranglées par des coûts de gestion grandissants. D’où l’idée de la ministre de la Santé, Maggie De Block, de remettre de l’ordre dans la loi de répartition des pharmacies à travers le pays. Si le principe est de les maintenir à proximité des habitats et de combler ainsi les trous démographiques, la tendance est aussi au regroupement des officines. Doit-on s’inquiéter de cette évolution ? Quels en sont les avantages et les inconvénients ?

Alain Chaspierre, vice-président de l’Association pharmaceutique belge (APB), nous les détaille : « L’idée de la ministre de la Santé est de créer de véritables centres de santé, plus accessibles pour tout le monde, donc plus proches des habitats, où s’organiserait un véritable suivi des malades chroniques, où les coûts secondaires seraient réduits et où l’on pourrait trouver une gamme de médicaments plus étendue. » Le président de l’APB est plutôt positif : les changements qui s’annoncent veulent régler le surnombre d’officines en Belgique et surtout leur mauvaise répartition sur le territoire. On dénombre actuellement pas moins de 4.237 pharmacies indépendantes et quelque 600 pharmacies regroupées en coopératives. Soit environ une pharmacie pour 2.300 habitants. Ces officines ne peuvent pas s’installer à moins de 100 mètres d’une autre. « Aujourd’hui, ce n’est plus possible, reconnaît Alain Chaspierre : on ne peut désormais plus ouvrir de nouvelles pharmacies. On peut uniquement reprendre une officine existante ou la déplacer si nécessaire vers un lieu plus accessible, avec l’autorisation de l’Agence fédérale du médicament. Les pharmacies proches les unes des autres devraient disposer bientôt de facilités pour fusionner. »

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Avantages… et inconvénients

Quels seraient les avantages d’un tel rapprochement pour les pharmaciens ? « Cela ajoute de la valeur aux prestations en matière de conseil notamment, explique le vice-président de l’APB. Cela permet de créer des entités plus grandes, donc plus stables économiquement. Les coûts et les charges auxquels les pharmaciens doivent faire face sont de plus en plus élevés : le fait de regrouper deux ou trois pharmacies permet de rationaliser les coûts incompressibles en les partageant. Qui plus est, le pharmacien qui quitte son officine emmène bien souvent sa clientèle avec lui. Le chiffre d’affaires parvient ainsi à doubler, voire davantage. Certains pharmaciens disent apprécier également une officine de taille plus importante car elle permet de disposer d’un grand stock de produits (ce qui évite de devoir faire revenir les clients ou de les envoyer à la concurrence). L’offre de services s’accroît également car les pharmaciens tentent de se diversifier (ils se spécialisent par exemple dans une gamme homéopathique ou de compléments alimentaires) ou s’orientent vers des prestations de services (par exemple en assurant le suivi d’une médication à long terme). Les gens ont besoin de conseils, de contacts humains… La moitié des malades chroniques n’utilisent pas correctement leurs médicaments. Le pharmacien peut engager le dialogue avec eux !

Et enfin… « Ils n’y pensent pas toujours, mais le rapprochement de deux ou trois pharmacies permet aussi une meilleure répartition du travail dans l’officine et de gagner ainsi en qualité de vie, nous fait remarquer Alain Chaspierre. De cet ensemble d’avantages, le client profite aussi. » Mais le président de l’APB n’occulte pas les inconvénients de la nouvelle répartition des pharmacies : « Nous ne pouvons pas nier la situation économique générale. Les frais de stockage et de personnel constituent d’ailleurs la plus grosse part des coûts. Un appui financier est bien souvent nécessaire pour bon nombre de pharmaciens qui s’installent. Il faut savoir que des officines de très petite taille tentent moins les acquéreurs potentiels et que les banques sont également moins prêteuses à leur égard car elles sont moins stables économiquement. Le processus de rapprochement constitue dans ce cas une manière de valoriser l’outil de travail. Une chose est sûre : la fusion de certaines pharmacies entre elles représente la cause nº1 de la fermeture des officines actuellement. » Étrange : d’un côté, on conseille aux petites pharmacies de fusionner, de l’autre on attend d’elles qu’elles “bouchent les trous” là où il n’y en a pas suffisamment. « Cela peut sembler contradictoire, mais seulement si l’on fermait des officines dans des zones où il n’y en a pas assez, répond Alain Chaspierre. Or, on a laissé s’installer parfois quatre ou cinq pharmacies dans la même rue, cela n’a pas de sens ! »

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La peur des parapharmacies

Le secteur pharmaceutique se trouve aussi dans une phase de libéralisation. Et les pharmaciens – le fait qu’ils gagnent généralement bien leur vie n’y est sans doute pas étranger – ont souvent l’âme de farouches indépendants qui savent que pour avoir une marge bénéficiaire intéressante et pouvoir agrandir leur stock, il leur faudra réaliser un chiffre d’affaires d’au moins 1 million d’euros. Mais la concurrence est rude ! Dans les supermarchés, les rayons de produits dits “parapharmaceutiques” (ceux pour lesquels la marge bénéficiaire du pharmacien est la plus importante) sont de plus en plus approvisionnés de produits… moins chers qu’en pharmacie. Pareil dans les “supermarchés du Net”. Comment contrer cette concurrence ? « Ce n’est un manque à gagner qu’à partir du moment où les gens pensent que c’est mieux en grande surface, mais ils peuvent aussi se dire que la qualité du conseil prodigué par le pharmacien vaut bien une différence de prix ! », estime Alain Chaspierre.

Il faut savoir que 86 % des Belges vont toujours dans la même pharmacie. Depuis le 1er octobre 2017, la mise en route du plan de suivi de la médication des patients a déjà fait 400.000 émules dans toute la Belgique. Grâce à cela, le pharmacien peut voir tous les médicaments prescrits à son client, quel que soit le médecin consulté, et peut donc vérifier s’il n’y a pas d’incompatibilité entre eux (ou avec des produits parapharmaceutiques) et, le cas échéant, en avertir le médecin traitant. Le fait que les patients disposent désormais de façon systématique d’un médecin mais aussi d’un pharmacien de référence, qui travaillent ensemble, peut contribuer à retarder l’évolution d’une pathologie et la perte d’autonomie. « Les organismes assureurs ont pointé trois problèmes majeurs : les interactions entre certains médicaments dues à la polymédication, la mauvaise compréhension par les patients de leur pathologie et, enfin, la non-adhésion thérapeutique : la moitié des gens ne commencent pas leur traitement, le font de manière sporadique ou l’arrêtent d’un coup. Là aussi, le pharmacien a un rôle à jouer. »

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