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Infirmiers à domicile: le métier va changer

La lecture de la carte d’identité des patients, obligatoire depuis ce 1er octobre, pose problème aux infirmiers à domicile… qui doivent par ailleurs s’attendre à une profonde réforme du secteur. Témoignages.

Temps de lecture: 10 min

En Belgique, 30.026 infirmiers à domicile exercent leur métier (chiffres 2016 – Inami). Grosso modo, si on se fie aux années précédentes, les deux tiers d’entre eux travaillent sous le statut d’indépendants. Depuis le 1er octobre, tous ont l’obligation de se munir d’un lecteur électronique de carte d’identité, afin de vérifier les données de leurs patients et d’envoyer celles-ci à l’Inami. Malgré les multiples plaintes qui parviennent à ce sujet aux associations d’infirmières, ce sera dorénavant sur la base de ces données que se feront la facturation et le paiement des infirmiers à domicile. Ce système, qui fonctionne très bien en Flandre, a fait l’objet d’un arrêté royal en début d’année 2017, il est donc irréversible. But avoué de la manœuvre : lutter contre la fraude (estimée à environ 2 à 3 % des professionnels du secteur), principalement les remboursements de prestations fantômes.

L’intention est louable, sauf que, sur le terrain, bon nombre d’infirmiers ne s’en sortent pas et se heurtent au mécontentement de leurs patients. Pour Laurence, 52 ans, infirmière indépendante en Brabant wallon, la situation est insupportable : « Il faut bien se rendre compte qu’avec ce système, nous payons pour notre propre contrôle ! J’ai déboursé 95 euros pour le lecteur de carte d’identité, on nous facture 15 euros par mois pour le programme, sans compter les achats concomitants : il faut disposer d’une tablette, d’un smartphone ou d’un iPhone compatible pour faire tourner le programme en question. Personnellement, j’ai dû investir dans une tablette que je réserve aux soins infirmiers. » Même son de cloche pour la jeune Nassera qui a déjà déboursé 1.000 euros afin de se procurer le matériel nécessaire : « Je venais de m’acheter un smartphone mais il ne convenait pas, j’ai dû en racheter un autre ! »

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Plus le temps de soigner…

Le problème n’est pas que d’ordre financier. Les infirmiers estiment que le lecteur engendre aussi une perte de temps qui est préjudiciable au patient. Les tâches administratives s’accumulent et ils s’estiment détournés de leur vocation première qui est de soigner. « Qui plus est, le lecteur de carte d’identité n’est pas encore parfaitement au point, ça "bogue" sans arrêt », confirme Josiane, qui coordonne un centre d’infirmières à domicile et en a déjà vu partir deux à cause de cela, qui ont préféré retourner travailler à l’hôpital. Il faut savoir que si l’appareil ne fonctionne pas, l’infirmière ne pourra pas être payée puisque sa prestation n’aura pas été enregistrée ! Autre complication : quand un patient a par exemple droit à un "forfait C" qui lui permet d’avoir deux visites par jour, le forfait est toujours alloué à l’infirmière qui passe le matin. Si c’est une autre infirmière qui passe le soir, la prestation devra être convenue entre les deux prestataires. Certaines, comme Laurence qui collabore avec une collègue, s’organisent en utilisant une tablette pour deux, sur laquelle celle qui travaille le soir pourra compléter les données de celle du matin. Mais quid si elles ne se connaissent pas ?

Et puis, d’autres problèmes encore sont apparus… « Il y a les patients Alzheimer qui ne savent plus où ils ont mis leur carte d’identité, ceux qui refusent de nous la donner car ils ont peur qu’on ne la leur restitue pas, ceux qui pensent que si on se fait voler notre tablette, toutes leurs coordonnées seront accessibles, etc. », nous explique Laurence. « La perte de temps engendrée par les aléas du système génère du stress tant chez le patient que chez nous et perturbe la qualité des soins. Et je ne vous raconte pas l’énervement quand le bluetooth ne fonctionne pas, que la batterie de la tablette est défectueuse ou que le voyant du lecteur ne daigne pas se mettre au vert pour signifier que le transfert des données a bien été exécuté… » Pour Marie-Ange, qui travaille pour un groupement d’infirmières, le problème va plus loin encore : « Pour certains patients, nous sommes la seule visite de la journée. On prépare leur tartine, on leur fait un petit café… Mais la paperasserie nous prend de plus en plus de temps ! »

Un avis que partage Nassera qui, elle, n’hésite pas à gérer les démarches à la commune pour les patients dont la carte d’identité est périmée, après leur avoir préparé le petit déjeuner, nourri le chat et fait l’une ou l’autre course. « L’Inami ne tient pas compte de tous les à-côtés. Nous sommes payées à l’acte. Alors, comme beaucoup d’autres, je ne me déplace plus pour une simple piqûre que la mutuelle nous paie 2 euros brut ! Le temps du trajet, de trouver la carte d’identité, de faire la piqûre, d’encoder si nécessaire les données manuellement, d’échanger quelques mots avec le patient… ça ne vaut vraiment pas la peine ! »

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Ni informées ni mobilisées

On l’aura compris, les infirmiers indépendants qui font honnêtement leur boulot ont l’impression de payer pour ceux et celles qui ont fraudé pendant des années. En revanche, tout le monde n’est pas d’accord avec la façon dont les infirmiers à domicile appréhendent les changements. Gary Huart, membre du conseil d’administration de l’asbl Collegium à La Louvière (voir notre interview), le regrette : « Les infirmiers auraient dû se mobiliser il y a un an déjà, quand le mouvement de protestation avait été lancé ! » Claudine Baudart, administratrice à l’Association des infirmier(e)s indépendant(e)s de Belgique (AIIB), confirme le peu d’engagement de ceux-ci : « Ils sont beaucoup trop peu nombreux à s’affilier à des associations professionnelles et, du coup, ne sont pas informés de ce qui se passe. Le lecteur de carte d’identité a pourtant été annoncé en mai dernier. Certains fournisseurs de logiciels ont été agréés et des présentations ont eu lieu. Le problème, c’est que, sur les milliers d’infirmières, seules quelques centaines ont assisté aux réunions explicatives.

Cela dit, il faut reconnaître que les logiciels n’étaient pas complètement prêts lorsqu’ils sont arrivés sur le marché… » L’Inami le sait bien, qui tolère donc 10 % d’erreurs et a mis en place, sur son site web, une page d’explications et d’indications en cas de problèmes techniques. Ainsi, si le patient ne dispose pas de sa carte d’identité, il peut donner sa carte ISI+ ou une attestation d’assuré social délivrée par la mutuelle. Dans maximum 10 % des cas, une lecture du code-barres indiqué sur la vignette de la mutuelle ou l’introduction manuelle du numéro d’identification de la sécurité sociale peut être pris en considération. À condition d’en indiquer la raison… Aujourd’hui, les infirmiers et infirmières indépendants doivent ainsi se battre sur tous les fronts, conscients, plus que jamais, que "le temps, c’est de l’argent" et qu’ils commencent à sérieusement manquer de l’un comme de l’autre.

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« La fraude, c’est clair, il y en a ! »

« Chez les infirmières, c’est tabou de parler des revenus, de la façon de profiter du système et de la fraude », nous dit Bénédicte (prénom d’emprunt), 45 ans, infirmière indépendante, justifiant ainsi le fait qu’elle préfère garder l’anonymat. Et d’entrer dans le vif du sujet : « Oui, certains infirmiers ou infirmières ont pu s’arranger pour gagner 15.000 euros par mois, voire plus. Comment ? En sélectionnant les soins : une toilette est payée dix fois plus qu’une piqûre. Ou en surévaluant, dans le dossier, l’état de santé du patient : la toilette d’un grabataire rapporte en effet plus que celle d’une personne mobile. Certains se sont inventé des malades imaginaires – les amis et membres de la famille du patient par exemple : “Si on vous le demande, vous direz que je suis passée, hein !” Un infirmier m’a un jour dit : “Moi, le matin, avant d’arriver à l’hôpital, j’ai déjà fait treize patients.” C’est tout simplement impossible ! Mais c’est ce qui pouvait apparaître dans un dossier avant l’instauration de la carte d’identité électronique. D’autres profitent du système en cumulant les forfaits : trois ou quatre patients à 1.500 euros par mois pour deux passages par jour, cela rapporte plutôt bien… Bon nombre, on ne peut les en blâmer, sont salariées le matin et indépendantes le soir pour arrondir les fins de mois. Et puis, il y a certaines infirmières hospitalières qui font le forcing pour pouvoir continuer à soigner leurs patients après leur sortie d’hôpital. Et que dire des indépendants qui commencent les soins à domicile à 5 heures du matin (alors qu’à l’hôpital c’est interdit avant 7 heures !) pour mieux rentabiliser leur journée… Tous ces comportements-là ont sans doute contribué à ce que Maggie De Block veuille revoir le système. »

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Ce qui est en train de se préparer...

Le métier est en pleine transformation… « Le lecteur de carte d’identité n’est que le premier élément d’un programme bien plus vaste concernant l’avenir des infirmiers indépendants, mais je n’ai pas l’impression qu’ils s’en rendent compte, estime Gary Huart, infirmier, membre du conseil d’administration de l’asbl Collegium (région du Centre). Les infirmières n’ont pas fort l’esprit de corporation, la concurrence entre elles est rude, il n’y a donc pas de véritable syndicat qui puisse défendre leurs intérêts. Je suis indigné de constater que le milieu des soins à domicile est devenu un réel business. Le nombre de nouvelles infirmières indépendantes, à titre principal et complémentaire, a explosé ces derniers temps et les grosses structures n’hésitent pas à utiliser tous les moyens de pression auprès des patients pour les absorber et ainsi nuire aux indépendants isolés. »

Pour Gary Huart, le lecteur de carte d’identité n’est que l’arbre qui cache la forêt. Les kinés et les médecins l’avaient bien compris, qui ont réussi à bloquer le procédé. Mais les infirmières n’y avaient pas cru et, alors qu’elles pouvaient déjà tester le lecteur début avril, la grande majorité a attendu pour s’y mettre que la mesure devienne obligatoire, début octobre. « C’était trop tard pour réagir. Mais tout cela n’est rien en comparaison des grands chamboulements qui se préparent. En décembre prochain, un projet d’envergure, coûtant plusieurs millions d’euros, va donc être mis en route par l’Inami. » Que contiendra-t-il ? Gary Huart, qui depuis trois ans a assisté à toutes les réunions préparatoires, nous en explique les grandes lignes.

1º. L’encouragement du regroupement des infirmières, comme c’est déjà le cas en Flandre, pour lutter contre la fraude et organiser la multidisciplinarité au chevet des malades. « À terme, je pense que les infirmières qui travaillent seules seront amenées à disparaître », dit-il. Une prime pourrait même être octroyée aux regroupements d’infirmières à domicile.

2º. L’encouragement de l’hospitalisation à domicile, système dit “à la française”, qui coûte moins cher aux mutuelles, une journée d’hospitalisation coûtant environ 400 euros/jour. Résultat : aujourd’hui, un patient peut rentrer chez lui avec un drain… Avantage : moins de risques d’attraper une maladie nosocomiale et rétablissement plus rapide dans un contexte familier. « En soi, l’idée n’est pas mauvaise, mais les grosses structures infirmières ont déjà compris que c’était rentable », déplore Gary Huart.

3º. Pour contrer le manque à gagner des hôpitaux (puisque l’Inami prône l’hospitalisation à domicile), des infirmières seront payées par ceux-ci pour faire du domicile “extra muros”. « Les hôpitaux auront ainsi leurs propres services de soins à domicile. Certains commencent d’ailleurs déjà à récupérer les patients qui sortent de l’hôpital en leur promettant un meilleur suivi qu’avec une infirmière indépendante… »

4º. Pour éviter les tricheries au niveau du type de prestation de soins, une “toilette” de patient requerra un document émanant du médecin et devant répondre à davantage de critères bien précis (le patient peut-il ouvrir la porte, mettre ses pantoufles, se rendre seul aux toilettes ?)…

5º. La spécialisation des infirmiers à domicile, qui passera nécessairement par des formations à l’issue desquelles l’infirmier se verra délivrer un “visa” de travail pour cinq ans. Un infirmier pourra ainsi se spécialiser en dialyse, en diabétologie, en chimiothérapie, en soins des plaies, en mises sous perfusion… Les groupements pourront comprendre des infirmiers de chaque spécialité.

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