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«Caterpillar, c'était une véritable ville dans la ville»

L’américain Caterpillar fut présent pendant un demi-siècle à Gosselies. “Du sang jaune dans les veines” raconte cette histoire industrielle.

Temps de lecture: 5 min

Le 2 septembre 2016 fut une journée noire pour la région de Charleroi. Caterpillar annonçait la fermeture du site de Gosselies, plongeant ses quelque 2.200 travailleurs ainsi que tous les sous-traitants dans bien des difficultés. Le géant américain mettait ainsi fin à 52 années d’une grande aventure industrielle qui vit la production de pelles hydrauliques, chargeuses sur pneus, lift trucks et autres engins dont 95 % partaient à l’exportation, que ce soit en Europe, au Moyen-Orient ou en Afrique. Aujourd’hui, Francis Groff, journaliste indépendant spécialisé dans la réalisation d’ouvrages et de films relatifs à l’histoire industrielle de la Wallonie, revient sur cette saga carolo-américaine. Cet ouvrage est le résultat d’une année entière de travail acharné de consultation de mille et uns documents, rapports et notes ainsi que de nombreuses rencontres avec d’anciens travailleurs. Les photos y sont abondantes – près de 300 – comme les témoignages et anecdotes. Interview de son auteur Francis Groff.

Vous-même, vous vous souvenez parfaitement de ce que vous faisiez ce 2 septembre?

Comme je le raconte dans le livre, je me souviens du choc que j’ai vécu ce jour-là. Quelques minutes avant 10h30, ma sœur m’a appelé au bord du sanglot pour me dire : « Caterpillar, c’est fini ! » Le monde industriel est une véritable passion et je suivais le dossier Caterpillar depuis longtemps. L’année 1965 fut bien plus heureuse pour la région de Charleroi quand Caterpillar décidait de s’y installer.

C’est alors une opportunité pour la région qui est sinistrée économiquement…

"Sinistrée", le mot est trop fort, mais il est vrai que les charbonnages s’écroulaient alors et que la sidérurgie n’allait pas bien. L’annonce de l’installation de Caterpillar fut une excellente nouvelle. Des milliers d’emplois seront créés. Dans les plus belles années, Caterpillar fera travailler pas moins de 5.200 personnes !

Pourquoi l’américain Caterpillar a-t-il fait le choix du site wallon ?

L’entreprise voulait s’implanter en Europe et cherchait un site dans différents pays : Italie, Hollande, Allemagne… Pourquoi Gosselies ? Tout d’abord, ils ont été très bien accueillis par les autorités aussi bien communales que provinciales et par les différents ministères. Tous ces acteurs se mobilisèrent et œuvrèrent dans la plus grande discrétion pour offrir au géant américain un terrain de 95 hectares idéalement placé près d’une autoroute qui était en pleine construction. Caterpillar se montra encore sensible à la qualité de la formation technique et professionnelle des travailleurs. Les établissements scolaires proposèrent d’ailleurs d’adapter leurs cours pour que les futurs ouvriers soient performants.

Collection CAT Belgium.
Collection CAT Belgium.

Si les établissements belges formèrent les travailleurs, Caterpillar fit de même.

C’est exact. La formation du personnel était très importante pour Caterpillar. Chaque année, ce sont des centaines de milliers d’heures de formation qui furent données aux cadres, aux employés et aux ouvriers, qu’ils soient par exemple soudeurs ou fraiseurs. En 1987, ce ne furent pas moins de 330.000 heures de formation que les travailleurs reçurent. Une semi-légende courait d’ailleurs que, chez Caterpillar, vous pouviez rentrer balayeur et terminer directeur. Si vous montriez de l’intérêt et de l’assiduité, vous pouviez rapidement monter de l’atelier aux bureaux.

Quelles étaient les conditions de travail ?

À l’américaine. Tout était codifié et strict. Les profils de fonction et les responsabilités de chacun étaient définis très précisément. La sécurité des travailleurs était considérée comme essentielle et la consommation d’alcool ou les vols n’étaient pas tolérés. Tous les matins, il y avait un briefing qui passait les problèmes en revue. Les Américains avaient la phobie du manque d’approvisionnement qui aurait pu provoquer un arrêt de la fabrication. Mais si les conditions du travail étaient strictes, les salaires étaient plus intéressants qu’ailleurs et des avantages annexes – notamment médicaux – existaient. Rares sont ceux qui se plaignaient des conditions de travail, sauf pour une exigence étonnante : quand vous rentriez à Caterpillar, vous deviez commencer par travailler la nuit. Plus étonnant encore : chaque fois que vous demandiez une promotion, vous repassiez par le travail de nuit. C’est ainsi que des personnes qui avaient 50 ans passés et désiraient progresser dans la hiérarchie se retrouvaient pendant un, deux ou même trois ans à bosser la nuit.

Ph. Joseph Santolini.
Ph. Joseph Santolini.

L’efficacité était le maître mot. Pourtant, les problèmes vont arriver…

Dans les années 90, Caterpillar commença à souffrir de la concurrence asiatique, des fluctuations du dollar et de la diminution des commandes. La crise de 2008 fragilisa davantage la société. De gros investissements de modernisation furent faits en 2011 mais ils n’empêchèrent pas deux ans plus tard une grosse restructuration et le licenciement de 1.400 personnes avant la décision de fermeture de 2016.

Collection CAT Belgium.
Collection CAT Belgium.

Le licenciement fut un drame humain, notamment parce que les travailleurs étaient très attachés à leur usine. Caterpillar était une "famille" ?

J’ai découvert des gens très attachés à leur usine et aujourd’hui encore, des hommes et des femmes se revoient régulièrement, parfois tous les mois, simplement parce qu’ils ont travaillé chez Caterpillar. À l’exception de quelques-uns qui sont dans le rejet complet, beaucoup ont un sentiment d’appartenance très fort par rapport à leur usine.

Collection CAT Belgium.
Collection CAT Belgium.

Au-delà du problème économique et du gâchis humain, vous restez neutre dans cet ouvrage…

J’essaie de raconter l’histoire de Caterpillar comme d’un couple. Deux personnes se rencontrent qui appartiennent à des univers et des cultures très différents. Il y a d’un côté l’Américain et de l’autre le Wallon. Ces deux personnes vont réussir pendant 52 ans à faire vivre le couple avant de divorcer, comme dans beaucoup d’histoires. Mais cette cohabitation a apporté une richesse à la région et aux dizaines de milliers de personnes qui y ont travaillé. Pas moins de trois générations de personnes s’y sont succédé. Certaines y ont passé toute leur vie et d’autres quelques années. Caterpillar fut une véritable ville dans la ville.

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