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L'énigme Simenon

Michel Carly, grand spécialiste du Liégeois à la pipe, est parti sur ses traces. Un livre enquête. Qui se lit comme un roman.

Temps de lecture: 6 min

Simenon est l’auteur de 192 livres, des enquêtes ou "romans de la destinée". Si, bien sûr, d’instinct, on pense au commissaire Maigret, en 41 ans de carrière, il donnera vie à 9000 personnages, dans 1.800 lieux différents ! D’emblée, l’auteur prévient. Son but est « de découdre la légende de la vérité ». En toile de fond, une question : "Comment le garçonnet de Liège, le journaliste en herbe, est-il devenu le romancier universel que nous allons découvrir ? Comment est survenu cet auteur belge, le plus lu, le plus traduit, le plus adapté à l’écran de son siècle ?" Impossible, de faire jaillir la vérité sans remonter le temps, sans sillonner les ruelles, pousser la porte des cafés, des bistrots, des bordels fréquentés par ce "Belge bondissant", selon la belle formule de Pierre Assouline, l’un de ses nombreux biographes.

Éditions Renaissance du Livre.
Éditions Renaissance du Livre.

Liège. Comme une évidence

C’est dans la Cité ardente donc que tout commence. Rue Léopold. Le 13 février 1903. Extrait. « Il pleut noir. Il fait froid, mouillé, visqueux. Désiré Simenon fait les cent pas dans la rue Léopold. Un bec de gaz tous les cinquante mètres, un cercle jaune qui emballe du brouillard. Les tramways qui passent arrachent des étincelles. Au bout des pavés, la Meuse et le pont des Arches. Il est cinq heures de l’après-midi. Il est minuit. Plus de passants. La vie est là-haut, au deuxième étage du 26 [aujourd’hui, 24], sans eau ni gaz. » Déjà, il fait sombre, il fait froid. Comme dans les futurs décors de ses livres. « Je n’appartiens pas à la Belgique », dira l’auteur bien plus tard, au faîte de sa gloire. « Je n’appartiens qu’à Liège. » À Liège, parce que c’est ici, dès l’enfance, dans cette ville de 166.000 habitants, où les chevaux de fiacre font sonner leurs fers sur les pavés encadrés d’herbe, que vont naître les premières images, les premières idées, les premiers émois, les premières expériences, les premières gênes aussi d’une classe sociale qu’il va chercher à fuir. C’est ici, pour reprendre les beaux mots de l’auteur, que « sa sensibilité et sa curiosité illimitée vont pétrir cette pâte humaine qui va faire de lui un écrivain ». « Lire Simenon, c’est très souvent lire Liège », assure Michel Carly. Le 11 décembre 1922, lorsqu’il quitte sa ville natale, c’est pour rejoindre Paris. Et s’y installer ! Simenon a 19 ans. Il est déjà journaliste, a déjà publié son premier roman, "Au pont des arches". Et ne va plus tarder à se marier. Elle s’appelle Régine Renchon. Il la surnomme « Tigy ». Elle est artiste peintre. Ils se sont rencontrés à Liège. Il n’est pas fou amoureux, ne croit pas à la fidélité, aime trop les femmes, leur bouche, leurs seins, leur corps, pour se contenter d’une seule. Face au sexe faible, il se dit « à l’affût, comme un chien en chasse », mais il l’épouse, le 24 mars 1923. Moins pour faire plaisir à sa mère, Henriette – avec qui il entretiendra toujours d’exécrables rapports – que par défi lancé à ses amis. Tous ont fait la cour à Tigy, mais c’est lui, le plus jeune, le plus pauvre, qui parvient à l’épouser. Période sombre. Évidemment, Paris ne l’attend pas. Malgré des recommandations et quelques contacts, il n’est engagé que pour des services de manutention très mal rétribués.

À Liège, des logos sur les trottoirs marquent les étapes de la vie de Simenon.
À Liège, des logos sur les trottoirs marquent les étapes de la vie de Simenon.

Paris, de la misère à la gloire

Le couple s’est installé dans un deux-pièces sur cour, place des Vosges. Si ce quartier du Marais est, à l’époque, bien plus populaire qu’il ne l’est aujourd’hui, pour l’heure, c’est la famille de Tigy qui fait bouillir la marmite. Qu’importe ! Il observe tout, se nourrit de tout, s’imprègne, comme une éponge ! Puisque le sexe lui est essentiel, indispensable, et que, déjà, il connaît le corps des femmes comme personne, pourquoi – l’idée vient de Tigy ! – ne se lance-t-il pas dans la rédaction de contes érotiques ? De 1923 à 1930, il va écrire plus de 930 récits et chroniques. Pour "Sans-Gêne", "Paris-Plaisirs", "Paris-Flirt", "Froufrous"… Au printemps 1924, un palier de plus est franchi avec la publication de son premier roman populaire, "Le roman d’une dactylo". Dans les années qui viennent vont suivre plus de 190 autres fictions sentimentales, légères ou d’aventure qu’il écrit sous dix-sept pseudonymes et destine à huit éditeurs différents ! Cette fois, la machine à écrire est bel et bien en route. Elle ne va plus s’arrêter de crépiter ! Fini les logements minables. À l’été 1936, les Simenon et Boule – une jeune Normande engagée comme domestique mais qui est davantage la maîtresse de George – « quittent le rez-de-chaussée et grimpent l’escalier comme on gravit une échelle sociale » pour s’installer dans un vaste appartement, au deuxième étage de leur immeuble. Au cours de soirées arrosées et de nuits chaudes, ils fréquentent Mistinguett, Maurice Chevalier, Vlaminck, Picasso, van Dongen, Soutine, Paul Colin, Foujita, le photographe Man Ray – qui réalisera la couverture d’un "Maigret" – et sa compagne, la célèbre Kiki de Montparnasse, que George va bientôt coucher dans son lit. Tout comme Joséphine Baker ! Un soir, Colette lui assène : « Vous êtes trop littéraire. Pas de littérature ! Supprimez toute la littérature et ça ira. » Ce conseil, il va s’en souvenir. Il est prêt désormais à donner naissance au personnage qui va bouleverser sa vie. La première esquisse de son célèbre commissaire, un policier à la silhouette trapue et pesante, à l’air buté, au col de velours et au chapeau mou apparaît, en 1929, dans "L’amant sans nom", un roman policier qu’il signe sous un pseudonyme. Il revient en 1931, sous l’identité de Maigret cette fois, un nom volé à un voisin de la place des Vosges, dans "Pietr-le-Letton", le premier opus d’une saga de six romans signée avec Fayard. La fiction a été écrite à bord de son yacht, l’Ostrogoth, amarré dans le pittoresque port de Delfzijl, en Frise hollandaise. C’est ici que tout bascule. Il ne le sait pas encore mais, bientôt, cet anti-Arsène Lupin aux antipodes des enquêteurs à l’anglaise, ce commissaire à l’allure bourrue et parfois inquiétante, cet amateur de blanquette de veau et fumeur de pipe invétéré, va venir le hanter, l’habiter, prendre une place essentielle et devenir le premier de ses personnages. Quitte à faire oublier les autres ! Quitte à reléguer son créateur à la deuxième place très souvent ! Chez les clochards ou chez le ministre, dans des bistrots minables ou accoudé aux bars d’hôtels de luxe, aux fêtes de Noël, en vacances, à l’école, à Liège bien sûr, mais partout en France, du nord au sud, aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Allemagne, aux Pays-Bas… Jules Maigret va mener 103 enquêtes. Véritable Harry Potter avant l’heure, il est un phénomène de librairie. Phénomène sur lequel, avec lyrisme mais non sans précision, revient Michel Carly. L’ouvrage, qui devrait faire référence, analyse aussi, surtout, la personnalité de son créateur, une star de l’édition et tente d'extraire le fantasme de la réalité. De Liège à Paris, du port de La Rochelle à son ranch de Lakeville, en Amérique, en longeant les rives du lac Léman, à Lausanne, où Simenon finira sa vie, en 1989, Michel Carly a suivi l'écrivain à la trace, a relevé quantité d’indices. Et est parvenu à les faire parler ! À l’éternelle question "comment devient-on écrivain ?", c’est Simenon lui-même qui y répond le mieux : « Devenez journaliste dans un petit journal de province ! » Et si plus rien n’était à ajouter ?

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