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Sex friend, nouvelle figure de l’amour

Dans son essai « Sex Friends », Richard Mèmeteau analyse notre vie sexuelle à l’heure d’internet pour faire émerger la figure du « sex friend » qui n’est ni l’amoureux transi, ni le séducteur obsessionnel. Interview du philosophe français.

Journaliste Temps de lecture: 8 min

Comment (bien) rater sa vie amoureuse à l’ère numérique ? Tel est le sous-titre de l’ouvrage Sex Friends de Richard Mèmeteau. Non sans humour et avec intelligence et multiples références à la philosophie comme à la pop culture, le professeur de philosophie français analyse notre vie sexuelle bouleversée par les sites et applications de rencontres. C’est que ces interfaces sont bien plus que des outils nous permettant de rencontrer l’autre, des autres. Ils nous emmènent dans un désert sentimental et nous confrontent à nos frustrations, nous obligeant à redéfinir l’amour comme le sexe. Et selon l’essayiste, de ce prétendu marché de la drague émerge la nouvelle figure du sex friend.

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Internet a transformé l’amour en un vaste marché où l’offre de corps est infinie. Ce bouleversement initié par les sites et applications de rencontres est historique.

Je crois plutôt qu’on décide de l’utiliser comme un marché. Et c’est en voulant rationaliser les « offres » amoureuses qu’on finit d’ailleurs par ne plus s’y retrouver. Chercher le meilleur partenaire est probablement la plus mauvaise façon de poser le problème. La métaphore du marché me semble d’autant plus inadéquate que le propre d’une marchandise est d’être acquise sans qu’on ait à échanger ou gagner sa confiance. Or l’amour suppose bien un échange entre deux personnes. Tous les échanges ne sont pas marchands. Et internet regorge d’échanges non marchands.

Ces changements techniques de modes de rencontres ont des conséquences psys et philosophiques puisqu’ils nous confrontent, écrivez-vous, à nos limites et frustrations. Expliquez-nous.

Les applications de rencontres sont une interface, c’est-à-dire par définition un intermédiaire qui ralentit la satisfaction réelle du désir. L’écran fait écran à une satisfaction immédiate. Mais nous sommes obligés de passer par là, de proposer des récits de soi, de remplir des profils, de nous interroger sur ce que nous cherchons et sur les moyens que nous sommes prêts à y mettre. On investit d’ailleurs beaucoup de plaisirs narcissiques dans ces activités.

Au-delà du narcissisme, les applications nous incitent à une forme de réflexivité, voire de vérité sur nous-mêmes. Elles donnent l’occasion de nous poser des questions inédites que les partisans un peu naïfs du coup de foudre voudraient éviter à tout prix. Par exemple, on est tenté en découvrant l’abondance des profils sur Tinder de continuer à draguer. La décision d’arrêter ses recherches suppose d’avoir pu élire une personne, un amour, parmi toutes les possibilités. On ne se dit plus « c’est la bonne personne » mais plutôt « j’ai arrêté de me poser la question de savoir si c’est la bonne personne ». On passe d’un point de vue naïf où l’on croit qu’on désire une personne parce qu’elle est objectivement désirable à un point de vue (presque spinoziste) où l’on sait que c’est parce qu’on désire cette personne qu’elle est la bonne. On est ainsi extrêmement conscient de la relativité de qualités comme la beauté par exemple. Les applications sont un miroir pour nos désirs et pour comprendre ce qu’ils sont.

« LES APPLICATIONS SONT UN MIROIR POUR NOS DÉSIRS »

Les opportunités offertes par les applications de rencontre doivent nous permettre de vivre des relations exclusives, monogames, ultimes et définitives. Mais vous ne croyez plus à ce type de liens. Pourquoi ?

Il est sûr que promettre l’amour fait vendre, bien que ce type d’idéal romantique est historiquement daté. Mais les applications elles-mêmes ne peuvent exister qu’en continuant de promettre l’amour tout en vous frustrant. Sinon, chacun repartirait avec sa chacune et s’en serait fini de la rentabilité économique de ces applications. L’amour se maintient car il est la promesse qui justifie symboliquement l’existence de ces modes de rencontres.

Pourtant, l’idéal romantique aujourd’hui est nourri d’une contradiction indépassable. On doit élire la bonne personne parmi une foule d’autres personnes. Ce qui signifie que la condition de l’amour romantique, c’est d’abord la possibilité d’avoir accès aux autres, d’avoir une sexualité libre. L’amour dans ce cas ne ferait que nier les conditions mêmes de sa propre possibilité. Tant qu’on joue le jeu du coup de foudre et qu’on passe mystérieusement de la virginité à l’amour éternel, on peut échapper à cette contradiction. Mais ça, c’était le monde d’avant, un monde qui me semble reposer sur des rapports de force et des mensonges assez dévastateurs.

Enfin, la fidélité réclamerait d’aimer entièrement quelqu’un et de lui demander en même temps de sacrifier une partie de lui (sa sexualité) – partie dont on bénéficie soi-même. Celui qui ressent de l’amour devrait être assez honnête pour ne pas proposer de sacrifier aussitôt cette sexualité qui le rend attirant. L’amour ne doit pas servir d’œillères pour nier notre appartenance à un écosystème sexuel plus vaste et plus riche.

Vous écrivez « l’amour est une fable qui n’a plus lieu d’être, qui n’échappe pas à la loi de la fragilité ontologique des choses et dont l’abandon par conséquent doit se solder par une célébration sensuelle ». Vous êtes iconoclaste dans cette société qui célèbre l’amour !

Mais de quel amour s’agit-il ? Je ne crois pas à l’absence de liens, au contraire, je pense que la sexualité produit des liens intimes et qu’on peut connaître quelqu’un à travers sa sexualité. Mais précisément pour cette raison, il doit toujours y avoir un minimum de confiance qui s’échange. Une amitié est dessinée avant l’amour. Comme dans le film Quand Harry rencontre Sally. C’est grâce à une amitié construite peu à peu que les deux protagonistes apprennent à faire tomber les masques. L’amour n’est qu’une phase assez particulière, encadrée par deux grands moments d’amitié que sont le début où l’on gagne la confiance de l’autre, et la fin, c’est-à-dire une vie de couple semblable à un compagnonnage entre deux vieux amis, moins intense sexuellement.

« L’AMOUR N EST QU’UNE PHASE ASSEZ PARTICULIÈRE, ENCADRÉE PAR DEUX GRANDS MOMENTS D’AMITIÉ »

Mais vous ne croyez pas pour autant au sexe pur, dénué de tout lien affectif.

Le sexe pur n’existe pas. Prenons le cas le plus extrême : l’idée de sexe anonyme, entre étrangers. Il suppose a minima d’avoir un endroit pour rencontrer quelqu’un qui a la même demande. Il existe des coins de dragues, des backroom, où des gens couchent ensemble sans se rencontrer ni se parler. Les gays ont produit et entretenu ces endroits pour être à l’abri du regard social. Mais pour aller dans ces endroits, il faut justement savoir qu’ils existent. Il faut que ceux qui y vont, connaissent les codes, se sentent en confiance en rencontrant d’autres personnes qui ne sont pas des menaces permanentes. Donc, même dans la backroom la plus glauque, vous avez une idée commune du plaisir voire une philosophie commune qui est partagée. Il est facile de décliner cette idée pour la prostitution, qui suppose un système d’échanges marchands auquel on adhère. Je ne crois pas qu’on puisse dire que le lien est affectif si vous entendez par là un attachement fondé sur la fréquentation et la connaissance de l’autre. Mais il y a lien de confiance minimal, d’autant plus important que vous prenez le risque de coucher avec quelqu’un que vous ne connaissez pas.

De plus vous critiquez le sexe pur qui n’est selon vous qu’une masturbation qui passe par le corps de l’autre.

Ce qui est mis en exergue par les auteures polyamoureuses de la Salope éthique, c’est que le séducteur conquérant, en choisissant des femmes selon certains critères, ne fait que voir l’autre à travers ce prisme, cet ensemble de qualités qui définit les individus. Et c’est le séducteur – ou la séductrice – qui a décidé que ces qualités étaient désirables. Ce qu’il désire, c’est lui-même, mais par l’entremise du corps fétichisé d’un autre.

Je suis toujours surpris qu’on ne parle plus simplement des procédures d’intensification du plaisir en les comparant à d’autres domaines. En gastronomie, on verrait celui qui ne mange qu’une seule pizza toute la journée comme quelqu’un à l’imagination ou à la vie extrêmement étriquée.

Plutôt que l’amour exclusif définitif ou la succession d’aventures sexuelles, vous préconisez le lien sex friend qui refuse tout autant de croire au grand amour et au sexe pur. Vous défendez le plan cul régulier.

Parce qu’il s’agit de l’éthique la plus commune, c’est la condition nécessaire de toute relation sexuelle. Je ne nie pas le plaisir du sexe anonyme ou celui d’une relation à long terme. Mais c’est à la fois le plus prudent (pour éviter toute mauvaise surprise ou contamination de maladies), le plus pratique (car il serait fastidieux de recommencer à draguer toujours des personnes nouvelles à partir de zéro), et le plus moral, car on a désamorcé la fétichisation inhérente à la sexualité en reconnaissant que l’autre est plus qu’un corps sexué. Le plaisir suppose une forme d’honnêteté – dire ce qu’on aime à quelqu’un qui nous le dira également. Le sexe anonyme est une prise de risques, et il est probable que ça fasse partie du plaisir. Mais il se pratique (en théorie) avec quelqu’un qui a déjà fait également ce choix. Et que les partenaires, aussi anonymes, soient tous d’accord pour le pratiquer malgré les risques, suppose tout de même une forme de confiance.

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Sex Friend est paru aux éditions La découverte, coll. Zones, 192 p., 17 euros.

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