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«Coups de pression» dans l'enquête RTBF sur l'influence du Maroc en Belgique: le témoignage de Justine Katz

« La Belgique sous influence ? » enquête sur les méthodes de la diplomatie marocaine sur notre sol. Un reportage sensible durant lequel les équipes du magazine de la RTBF #Investigation ont eu à gérer quelques coups de pression et à essuyer de multiples refus de coopérer.

Journaliste au Soirmag Temps de lecture: 7 min

Ce mercredi 6 décembre, la RTBF dévoile sur « La Une » une investigation sur « les pratiques de la diplomatie marocaine en Belgique »  : lobbying, intimidation, ingérence, désinformation, pressions, liens étroits avec des mandataires politiques belges… Le document ne devrait «  pas plaire à tout le monde ». C’était de toute façon la promesse faite par Justine Katz, rédactrice en chef de l’émission #Investigation, au lancement du programme en 2020.

À en croire le témoignage de la journaliste, longtemps surnommée « Madame Attentats », cette enquête sur le poids du Maroc en Belgique « n’a pas été facile à mener ». Tristan Godaert et Guillaume Wollner, qui signent l’investigation, pointent entre autres le rôle clé joué par l’ambassadeur du Maroc Mohamed Ameur. Dans le viseur, un dossier majeur pour l’État marocain : la question du Sahara occidental, zone contrôlée en majeure partie par le Maroc mais revendiquée par les indépendantistes sahraouis du Front Polisario, soutenus par l’Algérie. À l’étranger, le but des renseignements et diplomates marocains serait de promouvoir la vision qu’a Mohammed VI de ce conflit lardé. Et des mandataires belges joueraient un rôle actif dans cette propagande. La députée bruxelloise Latifa Aït Balaa (MR) et le député fédéral Hugues Bayet (PS) sont ainsi vus par les équipes de la RTBF comme d’« influents relais du Maroc en Belgique ».

Interview de Justine Katz, pour un dossier explosif et une rédaction mise sous pression.

Vous vous attaquez à un sujet très sensible qui recouvre des intérêts géopolitiques. Vous avez essuyé beaucoup de refus et de coups de pression pour cette enquête qui, je vous cite, « n’a pas évidente »…Ce n’est pas propre à cette émission-ci. Les pressions existent aussi sur d’autres thématiques. Je ne voudrais pas faire croire aux téléspectateurs que c’est la première fois que ça nous arrive. Ce n’est pas le cas. Mais c’est clair que ce sujet-ci a fait l’objet d’une attention toute particulière. On a constaté beaucoup d’intérêt, venu de différents milieux, pour savoir quand le reportage allait être diffusé ou quels éléments il contenait… Un intérêt qu’on n’a pas toujours pour d’autres enquêtes. Et c’est vrai que nous avons subi quelques pressions. Mais aussi essuyé beaucoup de refus. Et ça, on le montre clairement dans le sujet. Très peu de gens ont bien voulu nous parler. Les principaux intéressés, mis en cause, ont préféré décliner toute interview. D’autres se sont contentés de réponses écrites. On fait de la télé quand même : une interview filmée est nécessaire. L’écrit ne laisse aucune place à l’interaction ! Donc oui, beaucoup de portes fermées, de refus, de réponses écrites… On a senti qu’il y avait quand même un certain malaise à aborder la question des activités de la diplomatie marocaine en Belgique, des liens étroits entre certains et le pouvoir marocain.

Comment expliquez-vous ce malaise ?C’est un sujet sensible. Et le contexte de l’affaire judiciaire du Qatargate (ce scandale a aussi mis en lumière les supposées pratiques de corruption du Maroc, NDLR), qui n’est pas l’objet de notre enquête, n’aide pas. Certains ont laissé entendre que ce dossier du Qatargate les poussait à ne pas s’exprimer. Un contexte général qui permettait aux frileux de se taire. Y a-t-il d’autres raisons ? Je ne sais pas. Ce qui est sûr, c’est que quand on a sollicité des réactions, on n’a pas eu énormément de gens qui avaient envie de venir devant notre caméra.

Alexis Deswaef, ancien président de la Ligue des droits humains, a reçu une « visite de courtoisie » de l’ambassadeur Mohamed Ameur. Il parle de la « diplomatie de pression » du Maroc. Des chercheurs ou professeurs d’université ont accepté de vous parler, mais uniquement sous couvert d’anonymat, par crainte de représailles. Que redoutent-ils ?Ils craignent ce que certains ont déjà pu connaître en se positionnant clairement sur la question du Sahara occidental : des difficultés d’accès au Maroc alors qu’ils y conduisent des recherches ou qu’ils y travaillent… Le sujet est sensible pour les mis en cause, mais aussi pour ceux qui ont parfois été victimes de certaines pratiques. Pratiques qu’ils n’ont pas envie d’afficher publiquement, sans quoi le gouvernement marocain pourrait leur interdire de travailler sur place. Nous en sommes d’ailleurs conscients au sein de la rédaction d’#Investigation. Après cette enquête, pourra-t-on encore faire des reportages au Maroc ? C’est une vraie question. L’avenir nous le dira. Mais plusieurs spécialistes rencontrés sont d’avis que c’est déjà compliqué en temps normal aujourd’hui, et que ça le sera encore davantage après diffusion.

Le drapeau marocain semble flotter au-dessus de Bruxelles...
Le drapeau marocain semble flotter au-dessus de Bruxelles... - RTBF

Comment gère-t-on l’après diffusion d’un reportage aussi sensible, justement ?On a une grande capacité à résister aux pressions. Et puis, on ne publie rien à la légère. Ce sujet a été largement suivi par les éditeurs de l’émission qui travaille avec moi et par le directeur de l’information de la RTBF Jean-Pierre Jacqmin. Quand on travaille sur des sujets très sensibles, on est toujours très précautionneux. On voit aussi toute une série de pressions parce qu’on s’en prend à l’image que souhaite donner le Royaume du Maroc. Avec les témoignages et les éléments qu’on révèle, cette image en sortira peut-être écornée… Par ailleurs, dans d’autres enquêtes, on s’attaque parfois à des entreprises privées en mettant en lumière des dysfonctionnements, avec potentiellement des répercussions économiques. Il y a des enjeux forts derrière. Parfois, certains tentent de nous rappeler gentiment qu’on risque des poursuites ou des problèmes si on ne respecte pas un certain nombre de règles. Je me souviens d’une enquête sur le cinéma belge qui était particulièrement compliquée. Ou d’une autre sur Solvay, également très dure à mener. Chaque sujet a ses coups de pression. Pas au même niveau d’intensité à chaque fois… Mais forcément, quand on essaie de soulever un peu le tapis et de voir ce qui se cache en dessous, c’est logique que ça ne plaise pas et que certains aient envie de nous mettre un peu sous pression. On a la chance d’avoir une équipe solide. On ne travaille pas seul. On a une véritable indépendance, notre autonomie aussi. Je pense que ça aide à être assez serein dans le travail.

Pour réaliser cette interview, vous avez demandé à téléphoner via l’application « Signal », qui permet des communications sécurisées. Pour qu’on soit « plus tranquille », avez-vous souligné. Craignez-vous d’être sur écoute ? Devez-vous prendre des précautions ?Les moyens technologiques évoluent énormément. J’ai récemment été à un sommet des journalistes d’investigation, en Suède. La manière de protéger nos téléphones, nos sources et nous-mêmes a occupé une large part des débats. Et ça passe donc par la manière de communiquer. Ces outils formidables que sont nos smartphones sont malheureusement aussi de potentiels outils problématiques. À la RTBF, nous avons peut-être trop tardé à se dire qu’il fallait être prudent. On essaie depuis d’appliquer des protocoles plus stricts. Il n’y a jusqu’ici jamais eu un problème avéré. Mais il y a des technologies douteuses qui circulent. En Belgique pas forcément, mais à l’étranger, des journalistes ont témoigné du fait que leur téléphone avait pu être surveillé. Il faut être prudent chez nous aussi.

Dans cette enquête, vous parlez de pression reçue. Ça rassemble à quoi ?À des appels ou à des mails issus de gens qui, de manière directe ou indirecte, veulent faire valoir leurs intérêts, nous rappeler le contexte, être sûrs qu’on a bien compris, parce qu’il s’agit « quand même d’un sujet compliqué ». Et cela émane parfois de personnes haut placées. Et plutôt du côté belge, d’ailleurs.

En marge de ce reportage, avez-vous reçu des menaces claires ? Ou avez-vous déjà eu l’impression d’être suivie ?Non, nous ne vivons pas cela aujourd’hui à la rédaction. Nous n’avons pas reçu de menaces. On a senti par contre que le sujet peut fâcher, potentiellement, des pays et que l’on touche à des enjeux diplomatiques et géopolitiques importants. Mais ça n’a pas d’impact sur notre travail journalistique. Mon travail de rédactrice en chef est de faire parapluie pour que nos équipes, au cœur de cette enquête-là, puissent la mener le plus sereinement possible. Mais il ne serait pas étonnant que des journalistes, qui couvrent certains sujets, puissent être menacés.

En 2020, au lancement d’#Investigation, vous disiez que le magazine n’allait pas « plaire à tout le monde ». Là, on est en plein dedans !C’est le principe de l’investigation, du journalisme même en général. C’est souvent ce qui dysfonctionne qui nous intéresse le plus. Le sujet de ce soir fait partie intégrante de notre mission de service public à la RTBF. Et si nos reportages ne faisaient que des heureux, cela voudrait sans doute dire qu’on ne fait pas très bien notre travail.

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