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Les seins, objets de phantasmes et d’injonctions

Les poitrines condensent toute l’expérience vécue du féminin, ce mixte d’aliénation et de libération. Interview de la philosophe féministe Camille Froidevaux-Metterie qui signe « Seins. En quête d’une libération ».

Journaliste Temps de lecture: 8 min

Ils symbolisent tout à la fois la sensualité voluptueuse et la maternité dévouée. Les seins des femmes incarnent à eux seuls les assignations contradictoires auxquelles les femmes sont soumises. Dans un essai passionnant « Seins. En quête d’une libération », la philosophe féministe Camille Froidevaux-Metterie nous parle de ces seins étonnamment oubliés des luttes féministes. Ayant rencontré une quarantaine des femmes de tous âges, elle nous livre leurs expériences et son analyse des injonctions auxquelles sont soumises les femmes, abordant aussi bien le poids des normes esthétiques que l’allaitement, la maladie, les luttes féministes, les violences sexistes et sexuelles, le consentement…

C. Froidevaux-Metterie 3 ©Laurent Metterie

Vous publiez un essai sur les seins. Mais avant de s’attacher à cette partie très particulière de l’anatomie, plus globalement, il n’est pas anodin que la philosophe féministe que vous êtes, interroge le corps des femmes. Longtemps les femmes ont été réduites à un corps et un corps disponible pour les hommes. Le corps est au cœur de la domination des hommes.

C’est en effet cette question du corps des femmes qui est au cœur de mon travail comme elle est au cœur du féminisme. Pendant longtemps, depuis l’Antiquité en fait, les femmes n’ont été que des corps. Définies par la nature procréatrice, elles ont été assignées à leur corps sexuel et maternel, enfermées dans la sphère domestique et privées des bénéfices des bien nommés droits de l’homme. En cantonnant les femmes aux dimensions incarnées de leur existence, on les a maintenues dans une condition inférieure et subordonnée. C’est ce qui a permis au système patriarcal de traverser les siècles. Voilà pourquoi, une fois le droit de vote obtenu, les féministes se sont attachées à libérer les femmes du carcan de leurs corps en réclamant les droits contraceptifs qui leur ont permis de devenir enfin des sujets modernes, c’est-à-dire libres et égaux, du moins sur le plan des principes…

Malgré la libération des femmes, le corps des femmes appartient encore et toujours aux hommes, expliquez-vous dans l’introduction.

Le grand tournant féministe des années 1970 a ouvert une nouvelle ère : désormais en contrôle de leurs corps procréateurs, les femmes ont pu s’investir dans la sphère sociale et professionnelle. Cette dynamique d’émancipation a été puissante mais elle s’est déployée sans que les modalités incarnées de l’existence des femmes ne soient redéfinies. Sur le versant privé de leur vie sexuelle, elles sont restées des corps « à disposition ». C’est ce que révèle, à partir du début des années 2010, ce que j’appelle le tournant génital du féminisme. On voit une nouvelle génération de féministes se saisir de toute une série de sujets corporels qui concernent les règles, les organes génitaux, la sexualité et le plaisir, les violences sexuelles. Ces revendications sont parfois très ciblées mais elles forment ensemble une constellation très cohérente qui signale que les femmes ont décidé de reprendre possession de leurs corps.

Ce corps est aussi au cœur de leur émancipation !

C’est le paradoxe d’un corps qui est simultanément le vecteur privilégié de la domination masculine et le lieu nécessaire de l’émancipation. On ne redécouvre que depuis peu ce second volet, après des décennies durant lesquelles le corps des femmes a été oublié, voire déconsidéré, par les féministes elles-mêmes. S’intéresser aux thématiques corporelles, comme les règles, la sexualité ou la maternité, est longtemps resté suspect d’essentialisation, il ne fallait surtout pas ramener les femmes à leur corps pour ne pas réactiver les mécanismes de leur aliénation. Je crois que cette position explique pour beaucoup la désaffection féministe du début des années 2000. Mais nous avons pris un virage et je me réjouis d’observer que ces questions corporelles sont revenues au centre des combats et de la pensée féministes. La réappropriation de nos corps constitue selon moi la dernière grande étape avant que nous puissions parler d’égalité réelle entre les femmes et les hommes.

Le corps féminin est l’objet du désir masculin. À l’adolescence quand les seins apparaissent, les jeunes filles deviennent sans toujours s’en rendre compte sexuées. « Les seins assignent immédiatement la fille à son genre et à la disponibilité (hétéro)sexuelle qui l’accompagne. » écrivez-vous. Les jeunes filles découvrent qu’elles sont objets de désir. Mais comment les femmes peuvent-elles devenir sujets, actrices de leur désir ?

L’apparition des seins, qui marque l’entrée des filles dans leur corps sexué, est aussitôt synonyme de sexualisation. Devenus visibles et préhensibles, les seins fonctionnent comme un signal de la disponibilité sexuelle des filles à un âge où elles sont encore loin de pouvoir assumer cette nouvelle condition. Devenir sujet de son désir, cela demande du temps, c’est un véritable apprentissage. Il faut d’abord bien connaître son corps et, de ce point de vue, les jeunes filles d’aujourd’hui ont bien de la chance, disposant de toutes une série d’outils (livres, comptes Instagram, fils de discussion). Et puis, il faut ensuite pouvoir se lancer dans sa vie amoureuse en confiance, ce qui exige que les éventuels partenaires soient respectueux et bienveillants. Malheureusement, les filles et les garçons découvrent souvent la sexualité via la pornographie mainstream. Je milite donc pour une vraie réflexion sur le contenu des « cours d’éducation sexuelle » dont le contenu est laissé à l’appréciation des enseignant·e·s. Il faudrait concevoir un programme d’éducation à la sexuation, c’est-à-dire d’éducation au respect de tous les corps, de tous les genres et de toutes les sexualités. Cela me navre d’observer que ce sujet n’est absolument pas investi par les politiques.

Le désir sexuel est une forme de pouvoir ?

Non, je ne souscris pas du tout à cette interprétation. En règle générale, je trouve dommageable de mobiliser cette rhétorique du pouvoir, qui est celle des hommes, pour l’appliquer aux femmes. Et plus encore pour ce qui concerne le désir qui se définit par sa singularité et qui est selon moi à l’opposé du pouvoir. C’est un élan, c’est un mouvement vers l’autre qui aspire à créer une relation circulaire dans laquelle les désirs mutuels se déploient, idéalement, sous le signe du consentement. Par ce dernier terme, je n’entends pas une forme de contrat a priori qui poserait les conditions concrètes de la relation sexuelle. Le consentement, c’est une danse au cours de laquelle les partenaires jouissent du corps de l’autre en restant toujours attentifs à ce qu’il exprime et à ce qu’il accueille. Mais cela demande, là encore, un apprentissage, pour que les stéréotypes sexuels soient déconstruits, que les filles ne soient pas enfermées dans la disponibilité et la passivité, ni les garçons assignés à la performance et à la puissance.

Les seins des femmes sont l’objet d’un formatage esthétique qui commence très vite. Il vous révolte ?

Oui, parce que le modèle idéal de la demi-pomme, soit un sein suffisamment gros, rond et haut est un pur fantasme. Or nous ne voyons que cette poitrine soi-disant parfaite, les autres, qui sont les vrais seins des femmes dans toute leur diversité, on ne les voit jamais, on ne les montre jamais, on interdit même de les montrer. Au cours de mon enquête, j’ai été effarée d’observer que les adolescentes étaient insatisfaites à peine leurs seins apparus. Elles entrent dans une spirale de la comparaison permanente et de la détestation de soi qui est ravageuse.Voilà pourquoi il est si important de montrer les seins réels, comme je l’ai fait dans le livre en faisant le portrait des seins de la quarantaine de filles et de femmes que j’ai rencontrées. On s’aperçoit alors de leur infinie diversité.

Les seins sont les grands oubliés des luttes féministes qui aujourd’hui parlent davantage de la vulve et du clitoris. Vous parlez d’ailleurs du tournant génital que vit le féminisme actuel. Pourtant, écrivez-vous les seins symbolisent les deux rôles que les femmes doivent assumer ; être mère et être séductrice. Ils matérialisent en fait les deux grands archétypes entre lesquels les femmes doivent évoluer, ceux de madone et de putain.

Il y a deux types de poitrine, la bonne poitrine qui est la poitrine allaitante et maternelle, dont on retrouve par exemple une exemplification dans les représentations de femmes aux seins nus figurant les grandes valeurs de la République, et puis il y a la mauvaise poitrine, celle qui excite et qui corrompt, c’est Ève la tentatrice ou ce sont ces jeunes filles décolletées auxquelles on demande de se couvrir. Il se trouve que les seins sont les emblèmes de ces deux fonctions maternelle et érotique. Tout le problème consiste pour les femmes à pouvoir vivre ensemble ces deux dimensions, car la chose est évidemment possible.

Les seins sont les emblèmes de la sexualité, dites-vous. Mais ils sont souvent négligés pendant les rapports sexuels.

Après avoir servi d’appâts sexuels, les seins sont relativement désinvestis dans la relation sexuelle. Ils sont vaguement caressés, un peu titillés, et puis le partenaire se concentre ensuite « en-bas », privant la femme d’un grand plaisir. Car les seins peuvent procurer de véritables orgasmes pour peu qu’ils soient considérés comme un. Lieu du plaisir. Les lesbiennes sont de ce point de vue bien chanceuses, considérant le corps dans sa globalité et prenant davantage le temps de l’explorer. Parmi les femmes que j’ai rencontrées, ce sont elles qui ont témoigné du plus grand épanouissement sexuel pour ce qui concerne leurs seins.

Vous avez rencontré de nombreuses femmes de tous âges qui ont évoqué le rapport qu’elles avaient à leurs seins. Ces rencontres peuvent surprendre en philosophie. Que vous ont-elles appris ? Vous ont-elles permis d’aller plus loin dans vos réflexions ?

Je m’inscris dans une tradition de pensée, la phénoménologie, qui place le corps au centre de la réflexion philosophique, comme l’unique voie d’accès au sens du monde et à la connaissance. À partir de là, j’essaie de développer une philosophie féministe qui déroule le fil de l’existence féminine au prisme du corps. Cela implique notamment d’envisager tous les âges de la vie mais aussi toutes les « situations » féminines (femmes cis ou trans, blanches ou racisées, valides ou handicapées). Je crois qu’on ne peut rien saisir de la condition féminine contemporaine sans penser de façon incarnée !

Seins

Seins est paru aux éditions anamosa, 224 p., 20 euros

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