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Le terrible prix de la liberté sexuelle

Dans un ouvrage passionnant « La fin de l’amour », la sociologue Eva Illouz analyse le pourquoi du comment du désarroi qui règne dans nos vies privées.

Journaliste Temps de lecture: 6 min

« La fin de l’amour. Enquête sur un désarroi contemporain ! » Le titre de cet essai paru en février dernier inquiète d’autant plus qu’il est signé Eva Illouz, éminente sociologue franco-israélienne, considérée comme une des 12 intellectuelles les plus influentes de notre époque selon les magazines Die Zeit et le New York Times. L’amour, cette ultime valeur qui donne sens à nos existences, serait-il en train de disparaître pour laisser la place aux multiples relations et aux peurs de s’engager comme aux séparations, aux divorces ? Il est vrai que jamais le nombre des ruptures qui jalonnent une vie n’a été si important. Mais l’amour est-il mort et enterré ?

À lire l’ouvrage de la sociologue des émotions, on se dit que si le sentiment ne fait pas partie du passé, il subit aujourd’hui des changements importants. Très importants et non moins troublants. Il est bien loin le temps où l’amour était considéré comme transcendant et éternel. La liberté est devenue une valeur si essentielle qu’elle a bouleversé les relations amoureuses. Chacun revendique désormais son autonomie et le droit d’avoir ses propres sentiments comme de choisir ses partenaires sexuels. Chacun réclame la liberté de commencer et terminer une relation quand il le désire. Le sexe est perçu comme le lieu où l’individu affirme sa subjectivité et son autonomie. Il est le moyen d’exprimer « une forme de réalisation de soi au monde ».

Désarroi contemporain

Mais cette liberté jugée essentielle n’est pas sans conséquence. Elle a un coût important. La liberté sexuelle en particulier a entraîné un désarroi que nul n’avait imaginé aussi important. Et la sociologue d’énumérer toutes les effets d’une rupture qualifiée d’« expérience psychologique grave » même si elle est devenue monnaie courante dans des cultures sexualisées et affectivement instables : risque de suicide, altération du désir de commencer une autre relation, dépression à court et long terme, diminution de l’image et l’estime de soi. La liberté sexuelle fragilise l’individu qui se sent davantage être un corps consommable et consommé qu’une personne à part entière, altère son sentiment d’être une personne.

Ce corps auquel l’individu est réduit, se doit de surcroît d’être sexuellement compétent et performant au risque – si ce n’est pas le cas – de perdre de sa valeur et de fragiliser le moi. La sexualisation est un pouvoir émancipateur mais elle engendre une « incertitude ontologique  ». « Le sexe sans lendemain est une expérience agréable tant qu’il procure aux deux parties un sentiment de maîtrise, d’autonomie et de contrôle. Mais, souvent, il produit l’expérience inverse d’une désorganisation du moi et d’une incertitude pour au moins une des deux parties. » écrit Eva Illouz.

Les femmes davantage fragilisées

Et le lourd tribut de cette liberté amoureuse et sexuelle, ce sont les femmes qui surtout le paient. Certes la sexualité est vue par certaines féministes comme le terrain privilégié pour s’attaquer au patriarcat et à la domination masculine. Certes la sexualité a été présentée comme le lieu où pouvait se manifester le « girl power ». Mais comme le démontre l’auteur de « La fin de l’amour », dans la réalité, la liberté sexuelle sert bien davantage les hommes que les femmes car la sexualité sans lendemain a été façonnée à partir d’une conception masculine de la sexualité. « Affirmer que seule une sexualité sans engagement est une sexualité libérée, c’est implicitement approuver l’équivalence entre une sexualité libre et une sexualité sans engagement et entre une sexualité masculine et une sexualité libre. » écrit Eva Illouz.

C’est que la sexualité des femmes reste toujours « encastrée » dans les relations sociales et marquée par les liens sentimentaux alors que la sexualité masculine a toujours tendance à être plus détachée, plus vide de sens. La liberté sexuelle sert d’autant plus les hommes que le marché capitaliste aux mains des hommes s’en est emparé.« Alors que les premiers mouvements de libération imaginaient la sexualité libre comme une dimension du moi essentiellement commerciale et non monnayable, la sexualité est devenue une source de plus-value, à la fois rémunérée et non rémunérée, pour un nombre important d’industries contrôlées par des hommes. » écrit Eva Illouz.

Le corps des femmes entre les mains des industries capitalistes

Ainsi le corps, féminin essentiellement, est devenu une marchandise commerciale pour les industries de la mode et des cosmétiques. Celles-ci imposent l’image d’une femme séduisante et sexy mais attirante selon les hommes et pour les hommes. « De même la féminité est une performance visuelle dans un marché contrôlé par les hommes, destinée au regard masculin et consommée par les hommes. Si la sexualité traditionnelle des femmes s’échangeait contre l’argent et le pouvoir détenu par les hommes, elle se situe désormais dans un marché où le corps sexualisé de la femme est constamment approprié par le regard masculin. C’est pourtant par l’exercice de leur liberté que les femmes sont tenues d’afficher leur sexualité. Elles montrent leur pouvoir en transformant la valeur sexuelle de leur corps en performance esthétique, symbolique et économique. »

Bien évidemment les industries de l’image se sont eux aussi emparées de ce corps féminin. Les médias, la publicité, le cinéma, la télévision, autant de sphères économiques détenues et gérées par des hommes, ont consommé des images de corps sexualisés et attirants. Et ne parlons pas de l’industrie pornographique qui considère le corps féminin comme une marchandise visuelle pour le regard des consommateurs essentiellement masculins – 72 % des visiteurs de sites pornos sont des hommes.

Les applications de rencontre ont elles aussi transformé les personnes en images et en profils à consommer qui perdent très vite de leur attractivité vu l’abondance de choix sexuel. Tinder en est le meilleur exemple qui swipe à droite ou à gauche, retient ou élimine, les individus en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. L’évaluation est aussi rapide que visuelle. Or l’attractivité des femmes et des hommes n’est pas la même dans une société dominée économiquement et idéologiquement par les hommes. Les premières se doivent avant tout d’être jeunes et les seconds d’avoir un statut social et du capital : pouvoirs qui ne s’épuisent pas aussi vite que celui des femmes et qui même a tendance à augmenter avec le temps. De quoi rendre difficile le développement de l’estime de soi des femmes…

Pour conclure ce bilan de la vie amoureuse de ce troisième millénaire, on cite bien évidemment la sociologue : « Il n’y a rien en soi de dégradant dans la sexualité ou même dans la sexualisation. C’est plutôt le fait que la sexualité se situe dans un marché contrôlé par les hommes qui transforme la sexualisation en une expérience de domination d’un côté, humiliation de l’autre. Malgré le sentiment de puissance et de plaisir qu’ils proposent, la marchandisation de la sexualité et la « pornographisation » de la culture sont à mes yeux critiquables car elles constituent des mécanismes où les femmes sont contrôlées par la main invisible et masculine du marché (sexuel) ».

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La fin de l’amour est paru aux éditions du Seuil, 416 p., 22,90 euros

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