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Autopsie de vicieuses

Combien d’adolescentes n’ont-elles pas été condamnées par la justice des années 50 parce qu’elles avaient une sexualité trop libre ? Interview de l’historienne Véronique Blanchard qui signe « Vagabondes, voleuses, vicieuses ».

Journaliste Temps de lecture: 5 min

Maud, Anne, Claire, Marie, Émilienne, Lisette, Albertine, Georgette et bien d’autres sont des « vicieuses » ! Des mauvaises filles, des dévergondées, des déviantes, des dépravées ! Dans les années cinquante et soixante, ces adolescentes ont eu pour malheur d’avoir des gestes sexuels dans une voiture avec un homme plus âgé pour les unes, d’avoir osé dire qu’elles aimaient le sexe pour les autres, d’avoir avoué des préférences lesbiennes ou des actes de prostitution pour les dernières. C’est qu’à cette époque bien particulière qui suit la deuxième Guerre mondiale et précède la révolution sexuelle, la société traque et condamne ces jeunes filles considérées comme amorales. L’historienne française qui est aussi responsable du Centre « Enfants en Justice » (École Nationale de Protection Judiciaire de la Jeunesse), Véronique Blanchard s’est plongée dans les archives du tribunal pour enfants de la Seine pour en exhumer quelque 500 dossiers féminins qui racontent autant de vies d’adolescentes brisées par les conceptions inégalitaires et si genrées des comportements sociétaux.

Vous précisez ce qu’est une vicieuse dans les années cinquante. Je vous cite « être une « vicieuse », c’est non seulement avoir de nombreuses relations sexuelles mais c’est aussi s’en satisfaire et y prendre goût ».

Le terme est fréquemment utilisé par les juges, les assistants sociaux, les éducateurs, parents, voisins. Avec ceux de « débauchée », de « perverse ». Il est phénoménal de voir les juges utiliser ce terme qui n’existe ni dans la loi civile, ni dans les codes. Ceux-ci se préoccupent bien davantage des comportements sexuels que des vols ou faits de vagabondage que ces adolescentes peuvent commettre. Il y a alors une obsession de contrôler la sexualité de ces jeunes filles. La débauche est considérée comme un mal absolu et la manifestation de la perte des valeurs morales.

Vous précisez différents types de « vicieuses ».

Les catégories aidant à penser, j’ai distingué plusieurs « vicieuses » : il peut s’agir d’adolescentes qui ont des comportements d’outrages aux bonnes mœurs : des jeunes filles qui commettent des actes impudiques ou obscènes en public comme caresser un homme dans une voiture. Le terme de « vicieuse » désigne aussi les filles qui ont une sexualité débordante ; soit celles qui ont eu plusieurs partenaires et osent l’assumer. Il y a encore les lesbiennes ; la préférence sexuelle étant alors considérée comme une maladie pouvant perturber l’ordre public et enfin les prostituées, les pires des vicieuses. Et il est étonnant de constater que la justice est incapable d’aider ces jeunes filles quand elles disent vouloir sortir de la prostitution. Elle les considère en fait comme coupables.

Vous parlez dans votre ouvrage des vicieuses mais également des vagabondes et voleuses. Quels sont les liens entre ces trois comportements ?

Il est intéressant de noter que les voleuses intéressent peu la justice. Les vagabondes inquiètent davantage car les filles qui sortent peuvent rencontrer des garçons et devenir des futures prostituées. Mais ce sont les « vicieuses » qui préoccupent la justice avant tout. Elles sont considérées comme une grande menace pour la société.

De quel milieu viennent-elles ?

La plupart des 500 dossiers féminins des archives de la Seine concernent les jeunes filles des classes populaires. On peut supposer que les adolescentes des classes plus aisées sont soumises à d’autres formes de contrôles comme l’envoi à l’étranger ou le placement au pensionnat. Une autre explication pourrait être que dans les classes sociales plus aisées, les comportements plus libérés des filles sont davantage acceptés.

À quoi sont-elles condamnées par la justice ?

Elles sont enfermées dans des établissements religieux ! Pour les protéger et s’en protéger. Cet enfermement a de quoi surprendre car à l’époque, l’église et l’état sont des pouvoirs séparés. D’après les rapports des institutions et les témoignages, les conditions d’enfermement sont très sévères et très rudes.

Quelle est la société qui condamne de telles adolescentes ?

Dans les années cinquante, la France vient de vivre la Libération et est heureuse de voir la paix s’installer. Chez les jeunes, il y a un mouvement très fort qui se met en place. Ils veulent la liberté de se mouvoir dans l’espace et tentent une libération des corps. Mais la société est encore marquée par une moralité très stricte. Les contraintes familiales et judiciaires sont importantes.

La volonté de libération ne se vit pas de la même façon pour les garçons et les filles.

Absolument. Ce qui est autorisé pour les garçons ne l’est pas pour les filles. Il y a un ordre sexué très fort. Pour les garçons il est admis d’avoir des relations sexuelles sans penser au mariage et de parler de son plaisir et de vivre son homosexualité, même si ce dernier comportement est plus tabou. Pour les filles par contre, tout cela est absolument interdit. Elles ne peuvent pas avoir de relation sexuelle avant le mariage, ni même flirter.

Mais avec qui les garçons vont-ils alors vivre leur sexualité ?

Cela donne une situation paradoxale. Si les garçons sont dans une pression sociale pour avoir des relations sexuelles, les filles de leur âge n’ont pas accès à la sexualité. Les premiers se tournent soit vers des jeunes femmes mariées, soit vers des prostituées, soit ils forcent des jeunes filles à voir des relations sexuelles et sont dans la violence.

À l’époque, la seule sexualité admise est celle qui lie sexe et amour.

Plus précisément, la seule sexualité admise est celle qui lie le sexe et l’amour conjugal à finalité reproductive. Et il est étonnant de constater que certaines jeunes filles refusent les normes imposées et prennent le risque de l’indépendance.

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Vagabondes, voleuses, vicieuses est paru aux éditions François Bourin, 328 p., 20 euros.

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