O iseau de mauvais augure pour certains, le virologue Marc Wathelet a été le premier scientifique, et l’un des seuls, à affirmer très tôt, dès février, que la Belgique courait au désastre, mal préparée face à cette pandémie. Deux mois plus tard, les faits lui donnent sinistrement raison. Mais son langage direct dérange encore. Il est rarement sur les plateaux de télé (« qui préfèrent des invités moins anxiogènes », nous dit-il), et a même été traité récemment de « faux expert » par le directeur de l’Inami. Un peu dur pour ce spécialiste des coronavirus humains, expatrié durant 25 ans aux États-Unis (Université de Harvard, Université de Cincinnati et Institut Lovelace à Albuquerque). Voici son portrait résumé par un observateur expérimenté du secteur de la santé : « Il est clivant, mais son CV parle pour lui. Une sorte de Raoult belge, en moins dépenaillé. En fait, c’est LE spécialiste des coronavirus. » Alors, « Soir mag » lui donne la parole. Vous apportez une voix dissonante, en critiquant l’action du gouvernement. Qu’est-ce qui n’a pas été dans cette gestion de la crise ? La premiè re décision catastrophique date d’avant la crise : celle de détruire les réserves stratégiques de matériel, sans les remplacer. C’est le péché originel ! Pour moi, c’est de la négligence criminelle. La responsabilité de la ministre de la Santé est complètement engagée sur ce point. Le matériel de protection personnelle, comme les masques, et le matériel nécessaire au dépistage n’étaient pas disponibles en quantité suffisante ! Je ne comprends pas pourquoi la presse n’est pas plus insistante devant les non-réponses de la ministre De Block. La deuxième faute a été de ne pas déconseiller aux gens de partir dans les zones à risques pendant les vacances de Carnaval, et puis de ne pas leur avoir conseillé fermement la mise en quarantaine à leur retour. J’ai calculé qu’environ 1.000 personnes étaient infectées en Belgique après les vacances de Carnaval, à la rentrée, le 2 mars. Une mise en quarantaine au retour des zones à risques aurait permis de gagner trois à quatre semaines très précieuses sur la propagation du virus en Belgique. Ce sont vraiment ces gens, partis en vacances en Italie du Nord, qui ont ramené le virus chez nous ? Il n’y a pratiquement aucun doute là-dessus : la majorité des cas nous sont revenus des sports d’hiver. Il est possible que le virus ait commencé à circuler plus tôt chez nous, en provenance de Chine, par exemple, mais sans doute en petit nombre. Le manque de matériel de dépistage est criant, encore aujourd’hui… Sans réserve stratégique, la Belgique n’était pas prête à faire face. Un seul labo avait du matériel pour réaliser 2.000 tests avec les réactifs dont il disposait au début de l’épidémie : c’est du grand n’importe quoi ! En théorie, dans un plan de pandémie, tout ce qui n’est pas produit localement doit être présent en quantité suffisante dans la réserve stratégique. Or, on voit que l’on manque de tout, des médicaments essentiels comme le curare, des écouvillons, des réactifs de test aussi. Et ce dernier point en particulier a tout compliqué. Il aurait fallu, dès le départ, dépister massivement. Cette absence de tests, notamment dans les maisons de repos, est la cause de l’hécatombe que nous connaissons. Encore aujourd’hui, on dépiste trop peu, trop tard. Un plan de pandémie pouvait-il prévoir un virus aussi dangereux ? Un plan de pandémie doit toujours prévoir le pire : un virus très contagieux, sans immunité connue et qui peut faire beaucoup de victimes. Très vite, on a su que le Covid-19 était ce type de virus : il était encore temps, tout au début, de s’équiper. Ici, l’absence de matériel a été dramatique. Du personnel soignant s’est retrouvé lui-même contaminé, et a contaminé à son tour d’autres personnes. C’est particulièrement le cas dans les maisons de retraite. Pendant longtemps, les autorités ont prétendu que les masques étaient inutiles pour le grand public. Votre avis sur ce point ? C’est inacceptable. Il fallait prendre les gens pour des adultes et leur dire : « Les masques seraient très bien pour vous, malheureusement on n’en a pas assez pour tout le monde, donc on donne la priorité à ceux qui en ont le plus besoin, ceux qui sont les plus exposés. » Dire que les masques ne servent à rien, c’est un mensonge inacceptable. Il faut dire au contraire de faire tout ce qu’on peut pour se protéger les voies aériennes : garder ses distances, mais aussi mettre une écharpe, un masque fait maison. Ce n’est pas aussi efficace qu’un masque médical, mais c’est certainement mieux que rien. J’ignore pourquoi ces consignes n’ont pas été données rapidement. Pour éviter un rush dans les magasins qui n’avaient déjà plus de masques ? Seulement 29.000 masques ont été achetés par le grand public lorsqu’ils étaient encore disponibles : ce n’est pas cela qui a changé la pénurie des masques pour les 500.000 membres du personnel soignant ! Vous étiez favorable dès le départ au confinement. Il a mis du temps à porter ses fruits. Aurait-on dû être plus sévère ? Il m’est revenu que beaucoup de sociétés qui continuaient à travailler ne permettaient pas à leurs employés de respecter les distances de sécurité. Des distances qui, de toute manière, ne sont pas suffisantes pour moi. Sciensano (le ministère de la Santé, ndlr) a donné des recommandations incorrectes. Le virus se transmet par aérosol, il faut bien plus que 1,5 m de distance. Il aurait fallu fermer les entreprises dont l’activité n’était pas essentielle. La courbe dans les hôpitaux a été aplatie. Ils ont tenu le choc. Un bon point ? Cela n’a été possible que parce que l’on a priorisé les admissions dans les hôpitaux. On a laissé mourir les personnes âgées dans les maisons de repos. C’est une stratégie qui a préservé les hôpitaux d’un débordement sévère, mais au prix de beaucoup de décès et de souffrances évitables avec une meilleure organisation. On aurait pu sauver plus de personnes âgées en les transférant vers les hôpitaux ? Oui, bien sûr. Les patients âgés comme les autres ont le droit à la vie et à un minimum de soins, comme un appoint d’oxygène ; ils ne nécessitaient pas tous des soins intensifs et une intubation. De même, un dépistage massif dans les maisons de retraite, ou la disponibilité de masques, aurait permis d’y limiter la contamination. Pensez-vous que les autorités ont sciemment tu certains éléments pour ne pas affoler la population ? Oui. En tout cas, il y a eu un effort soutenu par différents représentants du gouvernement pour minimiser le réel impact de l’épidémie tout au long de cette crise. La réalité des dangers n’a pas été décrite. C’était une erreur de ne pas expliquer aux gens ces dangers et leur conseiller d’autres mesures de protection. Le virus est bien plus contagieux qu’on ne l’a dit ? Exactement. Et l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) a ici une part de responsabilité très importante dans la mauvaise gestion de la crise, en Belgique et dans les autres pays. L’erreur des experts qui conseillent notre gouvernement est de penser que l’OMS a raison. Ils manquent d’esprit critique. L’OMS a considéré que le Covid-19 était peu contagieux et se transmettait comme le SRAS ou le MERS, c’est-à-dire seulement par un contact avec des surfaces contaminées et par les gouttelettes émises lors d’un éternuement ou d’une toux. C’est une erreur. Le Covid-19 se transmet par aérosol, comme presque tous les virus respiratoires. Une personne contaminée diffuse autour d’elle des virus, en parlant mais aussi rien qu’en respirant. On émet autour de soi un brouillard permanent, une sorte de buée plus visible quand il fait froid : c’est ça, l’aérosol. Si vous passez dans une pièce non aérée 10 ou 20 minutes après une personne contaminée, vous pouvez attraper le virus. Et, de plus, l’OMS s’est trompée aussi en ignorant que les patients Covid-19 sont contagieux au moins un jour avant l’apparition de symptômes, et que 80 % des infections sont dues à des personnes contagieuses mais asymptomatiques ! En résumé, les méthodes qui avaient permis de contrôler SRAS et MERS étaient donc complètement inadéquates pour contrôler cette épidémie-ci. Questions basiques : c’est quoi le but, l’objectif d’un virus et quel est son intérêt à tuer une personne atteinte ? Un virus ne pense pas, n’a aucune intention de tuer ou pas son hôte. Il ne fait que se reproduire dans certaines cellules où il parvient à entrer. Si l’hôte meurt avant que le virus n’ait pu se transmettre à un autre individu, il va mourir lui aussi. Donc, ce n’est pas du tout dans l’intérêt du virus de tuer son hôte. Les virus les plus « performants » sont ceux qui n’ont aucun effet sur l’hôte et qui sont capables d’infecter toute la population humaine sans qu’elle ne s’en rende compte. Un virus comme Ebola, brutalement mortel, a très peu de chance de provoquer une pandémie parce qu’il tue trop vite. Pour qu’un virus fasse des dégâts à l’échelle de la planète, il doit se propager très vite (et les virus respiratoires sont les plus rapides) et ne pas rendre ses hôtes trop malades, pour se disséminer largement. Sur la base de ces critères, le Covid-19 est parfait… On sortira de cette crise, tôt ou tard. Quelles sont les leçons qu’il faut absolument en tirer ? On se rendra compte que, finalement, le confinement a limité le nombre de cas très sévères (cela aurait pu être bien pire !) et que, pourtant, notre système de santé a été sens dessus dessous, qu’au moins 30 à 40 % du personnel soignant a été infecté et qu’il a fallu laisser mourir des gens chez eux ou en maison de repos, isolés de leurs proches. Il faudra prendre les mesures pour que notre système de santé devienne beaucoup plus robuste et capable d’absorber le choc d’une telle crise, en restaurant les budgets nécessaires, qui ont été coupés pour des raisons d’économies comme dans une vulgaire usine de bibelots. On voit notamment que nous n’avons pas assez d’infirmiers pour faire fonctionner nos beaux hôpitaux correctement. Une réserve stratégique de matériel devra être reconstituée, avec l’appui d’usines locales capables de fabriquer ces éléments vitaux. Plus largement, cette crise nous montre aussi qui sont les gens essentiels dans notre société, des infirmiers aux caissières de supermarchés. Des gens qui ont pourtant du mal à joindre les deux bouts ! Cela aussi devra changer.