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Tueries du Brabant: le grand sabotage?

L’interminable enquête sur les 28 morts dans des supermarchés entre 1982 et 1985 creuse la thèse de la manipulation. Le sommet de l’ex-gendarmerie est visé.

Journaliste d'investigation Temps de lecture: 6 min

À propos de faits graves datant de plus de trente ans, on ne dérange pas un ancien patron de la gendarmerie pour échanger autour d’une tasse de thé au petit matin. Né en 1940, issu de l’école de gendarmerie – en 1961 – avec une carrière prometteuse sous les yeux, promu lieutenant-colonel à 40 ans, Gérard Lhost a été perquisitionné il y a une dizaine de jours. Officiellement, c’est le silence total sur cette incursion au domicile du vieil homme. Mais les motivations de la justice sont faciles à décoder. Avant qu’il ne soit (vraiment) trop tard, elle cherche à comprendre pourquoi certains petits secrets restent si bien cachés au sein de l’ex-gendarmerie et dans quelle mesure ces silences ont pu faciliter la fuite des fameux tueurs du Brabant et leurs 28 victimes de 1982 à 1985.

Six juges d’instruction

Depuis 2009, la sixième juge d’instruction en charge du dossier, la Carolo Martine Michel, a eu le mérite de remettre de l’ordre dans plus d’un… million de PV et de documents mal classés, voire volontairement embrouillés. Elle a recommencé l’investigation à zéro! Elle a voulu savoir où et quand avait dérapé l’enquête sur ces meurtres de sang-froid, le plus souvent à l’heure de pointe, dans des supermarchés de Bruxelles ou de ses environs. Une manière indirecte de remonter vers les assassins. La juge a mis une date et un lieu sur les débuts présumés du grand sabotage. Il lui est apparu évident que le 6 novembre 1986 – un an après la dernière tuerie, celle d’Alost–, «on» a cherché à brouiller les pistes le long du canal de Bruxelles-Charleroi, à hauteur de Ronquières.

Belgaimage
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Manipulation? Ces trois dernières années, les procureurs généraux Christian De Valkeneer et Ignacio de la Serna, qui chapeautaient l’instruction judiciaire, sont sortis de leur légendaire réserve. À leurs yeux, un ou plusieurs individus seraient sciemment intervenus «pour manipuler l’enquête». Ce jeudi de l’automne 1986, des sacs d’indices auraient été balancés à l’eau pour détourner l’attention sur les vrais auteurs. Puisque ces sacs repêchés dans des circonstances controversées contenaient des armes utilisées par les tueurs tout au long de ces années de plomb et qu’on y trouvait une partie du butin emporté à divers endroits, il apparaissait logique qu’une seule bande criminelle ait été à la manœuvre. Beaucoup ont été suspectées. Toutes avaient un alibi pour l’une ou l’autre attaque. Aucune n’a pu être mise en cause. La justice belge se serait laissé abuser…

Au début de cette année 2018, les procureurs De Valkeneer et de la Serna ont transmis le «cold case» au parquet fédéral, en charge de la grande criminalité organisée. On aurait pu craindre un nouveau revirement dans cette enquête bénéficiant de nouveaux moyens, à l’approche de la prescription. Mais non, la question centrale reste la même: qui sont les «manipulateurs?»

«Pas possible de le coffrer»

Avant la perquisition au domicile du lieutenant-colonel Lhost, un de ses anciens protégés a été poussé dans ses derniers retranchements. Il s’agit de l’ex-adjudant Philippe Vermeersch, membre de la «Cellule Delta» de Termonde qui a été en charge d’un bout d’enquête sur ces tueries. Selon nos informations, le gendarme Vermeersch a échappé de peu à une inculpation pour faux témoignage. C’est lui qui avait mené les plongeurs de Ronquières vers les fameux sacs d’indices. Pourquoi là? Pourquoi à ce moment-là? Comment savait-il? «Vermeersch cache des choses. Il est contredit par ses collègues, souffle un magistrat qui vient de céder la main. Mais que pouvait-on faire? Le coffrer, le pendre par les pieds pour l’obliger à parler?»

En 1997, le Parlement fédéral a analysé l’échec des dix premières années d’investigation. À propos de la «pêche» de Ronquières, les députés, unanimes, ont constaté que les enquêteurs de Termonde avaient agi sans en tenir informé leur juge d’instruction, Freddy Troch. La commission d’enquête parlementaire estime «qu’une instruction complémentaire s’impose sur ce point», notait son rapport final, évoquant déjà une possible manipulation. Le gendarme Vermeersch avait été entendu à huis clos. Clairement, il était visé. Mais pendant près de vingt ans, la justice a négligé ce volet de l’enquête.

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«Un pas de plus, et crac!»

Selon des sources recoupées, Gérard Lhost était très proche de Philippe Vermeersch. Au début des années 80, le lieutenant-colonel est arrivé aux commandes administratives des unités spéciales de la gendarmerie (l’ex-Légion mobile). À l’interne, Lhost fut chargé d’élucider un vol d’armes digne d’Arsène Lupin au cœur d’une des casernes les mieux protégées du Royaume, à Etterbeek, où créchait l’Escadron spécial d’intervention (la Brigade Diane). Il fallait être sacrément bien informé pour pénétrer le saint des saints, le 31 décembre 1981, et filer sans laisser de trace. Des gendarmes d’extrême droite furent suspectés (notamment Robert Beijer et Madani Bouhouche).

On imagina plus tard qu’ils souhaitaient bousculer le pouvoir en place, voire qu’ils «roulaient» pour les tueurs du Brabant. Mais l’enquête interne n’a rien donné. Conclusion de la commission parlementaire à cet égard, en 1997: elle a négligé la piste de gendarmes «qui avaient des sympathies et/ou des contacts avec l’extrême droite». Ici aussi, le Parlement pointait noir sur blanc une «enquête manipulée». Les commissaires ont entendu à huis clos l’officier haut gradé Gérard Lhost, nommément visé. Un colonel bruxellois lui ayant succédé aux unités spéciales – Alain Lemasson – l’a chargé. Il considérait que la piste de l’extrême droite n’avait pas été «complètement exploitée» et que Lhost avait «couvé» le dossier du vol d’armes.

Un faisceau de «coïncidences»

Philippe Vermeersch travaillait à l’époque sous les ordres de Gérard Lhost. Juste avant de quitter son poste à responsabilité au sein de la gendarmerie, sur la pointe des pieds, le lieutenant-colonel Lhost aurait favorisé le transfert de Vermeersch vers la cellule Delta de Termonde. Pure coïncidence? Là aussi, le silence est d’or… Au début de 1987, Lhost a été recasé à la Commission européenne. Son bureau de responsable de la sécurité se trouvait dans le même bâtiment que la Sûreté de l’État. Dans son voisinage direct, on l’aurait deviné: des pontes de la Sûreté, elle aussi contaminée à l’époque par des idées extrémistes, et des agents européens atteints par le même virus.

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Dans un livre publié en 1983, le gendarme François Raes dénonça l’attitude du colonel Lhost – un de ses supérieurs hiérarchiques. Raes s’intéressait aux dérives d’extrême droite au sein du Bureau national des drogues (le BND). «Un pas de plus et crac!», lui aurait signifié Lhost, le poing serré. Même chose pour le chef de la BSR de Wavre, Guy Dussart, en charge d’une des premières agressions imputées aux tueurs du Brabant. En 1987, lors de son départ à la pension, il accusa Lhost d’avoir étouffé des informations alarmantes relatives aux connexions sulfureuses entre la gendarmerie et le groupuscule d’extrême droite Westland New Post. Puis, en 1996, les avocats Michel Graindorge et Xavier Magnée, défendant les familles des victimes, reprochèrent à la justice belge son aveuglement face aux agissements suspects de certains gendarmes d’extrême droite. Ils joignirent une liste de vingt hommes suspectés d’omerta. Le nom de Gérard Lhost y figurait, à côté de celui du lieutenant-général Fernand Beaurir, big boss de la gendarmerie au début des tueries.

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