Des toilettes publiques pour des affaires très privées
Après Berlin et Paris et avant New York, Bruxelles accueille une expo de photos consacrée aux anciens urinoirs publiques. Interview de Marc Martin qui organise l’événement « Les Tasses » à l’espace LaVallée-Bruxelles.


Elles n’appartiennent plus à nos villes. Les pissotières d’antan ont quasiment toutes disparu de nos trottoirs. Pourtant elles furent le théâtre de bien des aventures amoureuses pour une communauté homosexuelle longtemps persécutée. Aujourd’hui l’artiste multimédias Marc Martin, signe un beau livre « Les tasses » consacré à ces toilettes et organise une exposition. Pour nous, il y explore la visibilité des minorités et expose, plus ou moins clairement, une diversité de pratiques sexuelles. C’est que l’artiste préfère l’humainement exact au politiquement correct. En confrontant les notions de beauté et de répulsion, de bon et de mauvais goût, il repositionne le curseur de la tolérance, y compris au sein du cercle LGBTQI+.
« Ça remonte à une dizaine d’années. Pour une série photographique sur les fantômes urbains, j’explorais les lieux abandonnés. Dans un petit village, je suis entré dans des anciennes toilettes publiques. Elles étaient fermées au public depuis les années 1980. Les graffitis dataient de cette époque. Leurs auteurs avaient peut-être disparu mais les traces de leurs fantasmes étaient restées là, au dos des cabines sur le carrelage jauni. En photographiant ces graffitis, j’ai été projeté dans une autre époque. Une époque où les hommes qui cherchaient à rencontrer d’autres hommes, n’avaient pas d’autre choix que celui de se retrouver, à l’abri des regards, dans l’anonymat des pissotières. (L’homosexualité en Belgique n’a été acceptée socialement qu’à partir de 1985 !) C’est donc la découverte de ces graffitis qui m’a lancé à la recherche de ce passé imparfait, celui des pissotières »
« Dans les Années Folles (à Paris mais à Bruxelles aussi) les pissotières étaient circulaires, à trois places. Elles avaient une forme de théière. C’est sûrement ce qui a valu l’expression « faire les tasses » pour désigner ceux qui draguaient là. »
« Elles ont été construites sur le même modèle que celles de Paris. Cependant, d’après les archives de la ville de Bruxelles, celles autour de l’Hôtel de Ville ont vite été déplacées, jugées trop clinquantes. »
« Les premiers urinoirs publics sont apparus en 1834 à Paris et quelques années plus tard à Bruxelles. Elles furent un grand pas pour l’hygiénisme. Jusqu’alors, la population se soulageait dans les rues à tout vent. »
« Oui. L’homosexualité étant interdite à l’époque, les hommes qui cherchaient des rapports avec d’autres hommes entraient discrètement dans les pissotières avec l’alibi du besoin naturel. »
« Oui, toutes sortes de relations se sont nouées autour des pissotières. Une installation dans l’exposition donne la parole aux aînés. Certains d’entre eux racontent comment, malgré le côté glauque de ces endroits, ils y ont rencontré un ami pour la vie. Ces témoignages ont servi de murs porteurs à mon projet : faire parler ceux qui avaient coutume de ne pas faire usage de la parole en ces lieux :
« Tous ceux qui avaient quelque chose à craindre ou à cacher se sont abrités là. Pendant la guerre, les pissotières ont permis aux résistants d’échanger discrètement des infos, des colis. Ils écrivaient à la craie sur la tôle ou sur l’ardoise des messages codés entre les graffiti salaces. »
« Oui, les vespasiennes à la fin du XIXe siècle étaient éclairées au bec de gaz. Elles ont permis aux annonceurs publicitaires d’afficher leurs enseignes y compris la nuit. Brassaï, le photographe de l’interlope, les a immortalisées dans « Paris la Nuit ».
« C’est une question soulevée dans l’exposition. Au sujet des urinoirs, et à juste titre, les femmes avaient très tôt revendiqué l´égalité des sexes mais n´ont pas été entendues. Pisser en ville au XIXe siècle reste une affaire de mecs qui renvoie aux prémices du féminisme et au questionnement sur les genres. Les premiers urbanistes assignaient aux femmes une fonction de passantes furtives dans la ville. Elles n’avaient pas à y faire leurs besoins. Encore moins gratuitement. »
« Aujourd’hui, la rencontre dans l’espace public a quasiment disparu. Il existe bien d’autres moyens, notamment les applications. Et c’est aussi parce ces pratiques appartiennent au passé qu’elles m’ont inspiré un livre et une exposition. Cette histoire – en marge de l’histoire convenue et convenable – a toujours été cachée voire dénigrée. Mon travail, comme un pont entre la mémoire et la fiction, invite l’art contemporain – souvent déconnecté de la réalité – à dialoguer avec le passé. LaVallée, centre d’art contemporain alternatif dans un ancien bâtiment industriel, est l’endroit idéal pour moi. »
Du 18 septembre au 3 octobre 2020 au Centre d’Art Alternatif Contemporain LaVallée, 39 rue Adolphe Lavallée, 1080 Molenbeek-Saint-Jean, Bruxelles, Belgique
du mardi au jeudi, 12 : 30 – 19 : 30
le vendredi et samedi, 12 : 30 – 23 : 30
le dimanche, 12 : 30 – 19 : 30
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